L’autre jour, j’ai reçu une lettre. Elle venait d’un homme de l’Arizona. Elle commençait par : “Cher Camarade”. Elle s’achevait par : “Avec vous pour la Révolution”. Je lui ai répondu et ma lettre commençait par : “Cher Camarade”. Et elle s’achevait par : “Avec vous pour la Révolution”. Aux États-Unis, il y a 400 000 hommes, près de 1 000 000 avec les femmes, qui commencent leurs lettres par “Cher Camarade” et la terminent par “Avec vous pour la Révolution”. En Allemagne, il y a 3 000 000 d’hommes qui commencent leurs lettres par “Cher Camarade” et les terminent par “Avec vous pour la Révolution” ; en France ils sont 1 000 000 d’hommes ; en Autriche, 800 000 hommes ; en Belgique, 300 000 hommes ; en Italie, 250 000 hommes ; en Angleterre, 100 000 hommes ; en Suisse, 100 000 hommes ; au Danemark, 55 000 hommes ; en Suède, 50 000 hommes ; aux Pays-Bas, 40 000 hommes ; en Espagne, 30 000 hommes : tous des camarades et des révolutionnaires.
Ce sont des nombres qui écrasent les grandes armées de Napoléon et de Xerxès. Mais s’ils sont si nombreux, ce n’est pas pour conquérir et maintenir l’ordre établi, mais pour conquérir et faire la révolution. Quand l’appel est fait, ils constituent une armée de 7 000 000 d’hommes qui, étant donné la situation aujourd’hui, se battent de toute leur force pour conquérir la richesse du monde et renverser totalement la société existante.
Il n’y a jamais rien eu qui ressemble à cette révolution dans l’histoire du monde. Il n’y a rien d’analogue entre elle et les Révolution française ou américaine. Elle est unique, colossale. Comparées à elle, d’autres révolutions sont comme des astéroïdes comparés au soleil. Elle est seule dans son genre, la première révolution mondiale dans un monde dont l’histoire abonde en révolutions. Et pas seulement, car c’est le premier mouvement d’hommes organisé à devenir un mouvement mondial, qui n’est limité que par les limites de la planète.
Cette révolution est différente de toutes les autres révolutions à bien des égards. Elle n’est pas sporadique. Il ne s’agit pas d’une flamme de mécontentement populaire, qui s’embrase en un jour et s’éteint le lendemain. Elle est plus ancienne que la génération actuelle. Elle a une histoire, des traditions et une liste de martyrs, à la différence près qu’elle est sans doute moins longue que celle du christianisme. Elle possède aussi une littérature infiniment plus grandiose, plus scientifique et plus érudite que la littérature de toutes les révolutions antérieures.
Ces hommes se donnent le nom de “camarades”, des camarades dans la révolution socialiste. Le mot n’est pas vide, dépourvu de sens et prononcé du bout des lèvres. Il lie les hommes les uns aux autres comme des frères, comme devraient être liés des hommes qui sont côte à côte sous l’étendard rouge de la révolte. Au passage, cet étendard rouge symbolise la fraternité humaine et ne symbolise par la sédition incendiaire à laquelle il est instantanément associé dans l’esprit bourgeois effrayé. La camaraderie des révolutionnaires est vivante et chaleureuse. Elle dépasse les frontières géographiques, transcende les préjugés raciaux et s’est même montrée plus puissante que le Quatre Juillet, cet américanisme chauvin de nos ancêtres. Les ouvriers socialistes français et allemands oublient l’Alsace et la Lorraine et, quand la guerre menace, ils adoptent des résolutions déclarant que, en tant que camarades et ouvriers, ils n’ont aucun grief les uns contre les autres. L’autre jour, justement, alors que le Japon et la Russie se sont sautés à la gorge l’un de l’autre, les révolutionnaires du Japon ont adressé le message suivant aux révolutionnaires de Russie : “Chers Camarades, Votre gouvernement et le nôtre viennent récemment de se lancer dans la guerre pour assouvir leurs tendances impérialistes, mais pour nous autres, socialistes, il n’y a pas de frontières, de races, de pays ou de nationalités. Nous sommes des camarades, des frères et des sœurs, et nous n’avons aucune raison de nous battre. Votre ennemi n’est pas le peuple japonais, mais notre militarisme et notre soi-disant patriotisme. Le patriotisme et le militarisme sont nos ennemis mutuels”.
En janvier 1905, à travers tous les États-Unis, les socialistes ont tenu d’immenses meetings pour exprimer leur sympathie pour leurs camarades qui luttent, les révolutionnaires de Russie et, plus concrètement, pour fournir le nerf de la guerre en ramassant de l’argent et en le câblant aux leaders russes.
Cet appel aux dons, la réponse instantanée et la façon même dont cet appel a été formulé constituent une démonstration frappante et concrète de la solidarité internationale de cette révolution mondiale : “Quels que puissent être les résultats immédiats de la révolte actuelle en Russie, elle a insufflé à la propagande socialiste dans ce pays un élan sans précédent dans l’histoire de la lutte des classes moderne. La bataille héroïque pour la liberté a été livrée presque exclusivement par la classe ouvrière russe sous l’égide intellectuelle des socialistes russes, démontrant ainsi, une fois encore, que les ouvriers habités par une conscience de classe sont devenus l’avant-garde de tous les mouvements de libération des temps modernes”.
Voice 7 000 000 de camarades dans un mouvement révolutionnaire organisé, international, à l’échelle mondiale. Voici une immense force humaine. Il faut compter avec elle. Voici un pouvoir. Et voici une belle histoire – une belle histoire si impressionnante qu’elle est hors de portée du commun des mortels. Ces révolutionnaires sont animés par une grande passion. Ils ont un sens aigu du droit individuel, beaucoup de respect pour l’humanité, mais très peu – si tant est qu’ils en aient – pour la règle des morts. Ils refusent d’être régis par les morts. Aux yeux de l’esprit bourgeois, leur incroyance dans les conventions dominantes de l’ordre établi ne laisse pas d’être effrayante. Ils se gaussent avec mépris des doux idéaux et des chères moralités de la société bourgeoise. Leur intention est de détruire la société bourgeoise avec la plupart de ses doux idéaux et de ses chères moralités, au premier rang desquels celles qui se regroupent sous le nom de propriété privée du capital, survie du plus apte et patriotisme – même le patriotisme.
Une telle armée de la révolution, forte de 7 000 000 d’hommes, doit inciter dirigeants et classes dirigeantes à prendre le temps de réfléchir. Le mot d’ordre de cette armée est : “Pas de quartier ! Nous voulons tout ce que vous possédez. Nous ne serons satisfaits qu’une fois que nous aurons pris tout ce que vous possédez. Nous voulons avoir les rênes du pouvoir et la destinée du genre humain entre les mains. Voici nos mains. Ce sont des mains puissantes. Nous allons vous reprendre vos gouvernements, vos palais et tout votre confort plein de pourpre, et ce jour-là, vous travaillerez pour gagner votre pain à l’instar du paysan dans le champ ou bien du plus insignifiant des employés faméliques de vos métropoles. Voici nos mains. Ce sont des mains puissantes”.
Révolution
Généralement considéré comme un auteur des grands espaces et de la vie sauvage – que les Américains appellent le Wild – Jack London est aussi un écrivain engagé personnellement dans les combats sociaux et politiques de son temps. Ce texte est celui d’une conférence donnée par l’auteur de L’appel de la forêt à Harvard, directement inspirée par la première révolution russe, ce qui fera dire à Leon Trotsky, trente ans plus tard, dans une lettre à la fille aînée de London que ce dernier « a su traduire en vrai créateur l’impulsion donnée par la première révolution russe [et] aussi repenser dans son entier le destin de la société capitaliste à la lumière de cette révolution ». Cette prise de conscience remonte chez London à sa propre expérience ouvrière, qui lui a permis de côtoyer de près les exclus de la croissance et trouvera à s’exprimer magistralement dans sa magistrale dystopie, Le Talon de fer, dans laquelle il décrit une révolution socialiste aux États-Unis, réprimée pendant trois siècles par une dictature capitaliste ayant atteint son paroxysme. Véritable brûlot, Révolution va bien au-delà des appels à l’indignation, que Dario Fo définit avec truculence comme « l’arme suprême du couillon », pour annoncer une insurrection, un soulèvement populaire inéluctable. La violence de certains de ses propos répond elle-même à la violence de la misère qui frappe ceux dont le travail est surexploité pour générer des profits qui ne bénéficient qu’à une oligarchie dont il fustige le cynisme. La résonance de ce texte avec la crise que nous connaissons ne laisse pas de frapper. On peut le lire comme un cri de ralliement ou une implacable et sinistre répétition de l’histoire et de ses errements.
Format : 10,5 x 15
Nombre de pages : 64 pages
ISBN : 978-2-84418-286-9
Année de parution : 2014
6,00 €
Poids | 90 g |
---|---|
Auteur |
London Jack |
Éditeur |
Collection La Petite Part |