Votre pensée et la mienne Votre pensée est un arbre enraciné profondément dans le sol de la tradition et dont les branches poussent dans le pouvoir de la continuité. Ma pensée est un nuage évoluant dans l’espace. Il se change en gouttes qui, en tombant, forment un ruisseau qui chante en suivant son cours vers la mer. Puis il s’élève en vapeur vers le ciel. Votre pensée est une forteresse que la tempête ni l’orage ne peuvent ébranler. Ma pensée est une feuille délicate qui oscille dans chaque direction et trouve du plaisir dans ce balancement. Votre pensée est un dogme suranné qui ne peut pas vous changer, pas plus que vous ne pouvez le changer. Ma pensée est une hérésie nouvelle, elle me met à l’épreuve et je la met à l’épreuve matin et soir. Vous avez votre pensée et j’ai la mienne. Votre pensée vous autorise à accepter le combat inéquitable du fort contre le faible, et l’escroquerie du pauvre hère par de plus madrés. Ma pensée crée en moi le désir de labourer la terre avec ma houe, de moissonner la récolte avec ma faucille, de construire ma maison avec des pierres et du mortier et de tisser mes habits avec des fils de laines et de lin. Votre pensée vous presse d’épouser la richesse et la respectabilité. La mienne me recommande l’indépendance. Votre pensée prône la célébrité et l’apparence. La mienne me conseille et m’implore de rejeter la notoriété et de la traiter comme un grain de sable lancé sur le rivage de l’éternité. Votre pensée insuffle dans vos cœurs l’arrogance et la superiorité. La mienne enracine en moi l’amour de la paix et le désir d’indépendance. Votre pensée engendre des désirs de palais avec des meubles en bois de santal ornés de joyaux et des lits faits de fils de soie entrelacés. Ma pensée me parle doucement à l’oreille : « Sois pur de corps et d’esprit même si tu n’as nulle part où poser ta tête. » Votre pensée vous fait aspirer aux titres et aux charges. La mienne m’exhorte à être un humble serviteur. Vous avez votre pensée et la mienne. Votre pensée brandit un code social, une encyclopédie religieuse et politique. La mienne est un simple axiome. Votre pensée voit dans la femme la beauté, la laideur, la vertu, la prostitution, l’intelligence ou la bêtise. La mienne voit en chaque femme une mère, une sœur ou une une fille pour chaque homme. Les sujets de votre pensée sont les voleurs, les criminels et les assassins. La mienne déclare que les voleurs sont les créatures du monopole, les criminels des tyrans et les assassins les parents des morts. Votre pensée proclame des lois, des tribunaux, des juges et des châtiments. La mienne explique que quand l’homme édicte une loi, soit il la viole soit il lui obéit. S’il y a une loi fondamentale, nous y sommes tous soumis. Celui qui dédaigne le moyen est le moyen lui-même. Celui qui proclame son mépris du coupable proclame du même coup son dédain de toute l’humanité. Votre pensée concerne l’habile, l’artiste, l’intellectuel, le philosophe et le prêtre. La mienne parle d’amoureux et l’aimant, du sincère, de l’honnête , du franc, du bon et du martyre. Votre pensée défend le Judaïsme, le Brahmanisme, le Bouddhisme, la Chrétienté, et l’Islam. Dans ma pensée il n’y a qu’une religion universelle, dont les chemins variés ne sont que les doigts de la main bienveillante de l’Etre Suprême. Dans votre pensée il y a le riche, le pauvre et le mendiant.
Mon Liban (suivi de Satan)
Parce qu’elle est trop souvent réduite au seul Prophète, l’œuvre de Khalil Gibran demeure méconnue, et c’est précisément cette méconnaissance qui entretient une forme de malentendu quant à sa pensée, à laquelle on a volontiers prêté une certaine mollesse, tandis que fortement imprégné de la réflexion de Nietzsche, elle semble vouloir proposer une alternative. Réunis pour la première fois, ces six textes en partie inédits ont été publiés en revue par Khalil Gibran (1883-1931), mais n’ont jamais été repris en volume de son vivant. Tous ont pour trait commun la révolte de la sagesse de Gibran contre les pouvoirs religieux et politiques de son temps au Liban qui bafouent leurs idéaux spirituels et idéologiques au profit de bas intérêts immédiats. C’est que Khalil Gibran, pour reprendre la très belle formule d’Albert Camus, a trop « le goût de l’homme » pour ne pas lutter contre ce qui lui nuit, l’asservit, le dupe ou l’abaisse, et prôner ce qui peut élever l’homme vers l’humain. Ces textes sont encore d’une étonnante actualité.
Format : 12×17
Nombre de pages : 84 pages
ISBN : 978-2-84418-014-8
Année de parution : 2000
9,00 €
Poids | 101 g |
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Auteur |
Gibran Khalil |
Éditeur |
Collection Miscellanées |