Madeleine lit
Que sait-on vraiment de la vie des êtres qui nous ont précédés et de ceux qui nous entourent ?
C’est l’interrogation à laquelle est confronté malgré lui un petit garçon lorsque resurgit au sein de sa famille les souvenirs d’un passé douloureux. La réponse n’est sans doute pas à chercher dans les mémoires contradictoires des vivants, mais peut-être dans les livres de la bibliothèque de sa grand-mère reçus en héritage…
Format : 12×17
Nombre de pages : 78 pages
ISBN : 978-2-84418-397-2
Année de parution : 2020
10,00 €
Il avait fallu la transporter entière, car elle ne se démontait pas, et la hisser jusqu’au premier étage grâce à un système compliqué de poulies. Ils s’étaient mis à cinq pour la soulever et la manœuvrer, le père voulant absolument prêter main forte aux déménageurs – aide que ceux-ci n’avaient pas osé refuser même si elle s’était avérée aussitôt inutile – sous l’œil réprobateur de la mère, inquiet de l’enfant qui assistaient par la fenêtre ouverte à la très lente exhumation de ce cercueil hors-norme qui aurait pu contenir jusqu’à six corps couchés côte-à-côte et dont les vitres, vibrant à chaque crissement de cordes, renvoyaient de-ci de-là des reflets confus. Ça devait rentrer, ça rentrerait, c’était presque une question d’honneur pour le père qui se démenait comme un diable, jurant, soufflant, suant, se donnant en spectacle sous l’œil amusé des quatre colosses – deux postés sur le balcon, deux restés en bas – qui avaient fait mine d’écouter ses consignes – ne jamais contrarier les propriétaires de bibliothèque qui sont, avec les pianistes, d’une même espèce tatillonne et hystérique – avant de lancer les grandes manœuvres, avec des gestes rapides et sûrs et sans laisser paraître le moindre effort, faisant effectuer au meuble solidement harnaché, comme s’il s’était agi d’une chose très légère, une lente rotation dans les airs pour l’introduire et l’installer dans la maison, sans que la mère – secrètement, elle aurait souhaité que, par la maladresse de l’un des déménageurs ou à cause d’une corde rompue, le meuble se fracasse sur le sol, plutôt que de remplir, luisant, impeccable, énorme, la petite pièce qui lui était réservée – puisse constater sur sa surface le moindre petit éclat dû aux frottements contre le balcon ou contre les murs, ce que le père, en géomètre impitoyable, n’avait pas manqué de relever, une fois l’opération achevée : contrairement à ce que tout le monde pensait, la bibliothèque était rentrée, les mesures qu’il avait prises étaient les bonnes, au centimètre près.
Les livres avaient suivi, jetés en vrac dans des caisses que le père avait entreposées au grenier avec les autres affaires provenant de chez ses parents, posées à même le sol ou empilées en monticules instables, bibelots, petits meubles, boîtes de toutes formes, bijoux, vêtements, sacs, papiers surtout, des liasses de papiers que l’on ne finirait jamais de trier et de classer – presque dix ans après la mort de Madeleine seraient encore réexpédiés chez le père et la mère des courriers à son nom pour des offres d’abonnement, des jeux-concours, des coupons de réduction, des incitations aux dons pour les Petits Frères des Pauvres -, un bazar de tombe égyptienne au milieu duquel trônait en majesté une photographie de trente centimètres sur trente, sous cadre à dorures rococo, prise au bal des Limousins de Paris en 1926 – c’était écrit derrière – sur laquelle Madeleine et sa sœur, Marthe, posaient, fières et austères, sanglées toutes deux jusqu’au cou dans d’épaisses robes sombres et couronnées d’une tresse compliquée qui leur donnait l’allure de reines guerrières dont les silhouettes imposantes faisaient immanquablement sursauter quiconque rentrait dans la pièce, au point que la mère avait fini par retourner la photographie contre le mur pour ne plus avoir à subir, même après leur mort, ce regard peu amène, presque inquisiteur qu’elle leur avait toujours connu jusque dans leur vieillesse.
Le père n’avait plus touché à rien ; il lui était impossible de trier ou de jeter dans l’immédiat ; il lui fallait du temps, il en demandait à sa femme qui devenait folle à la vue de ce capharnaüm invraisemblable, c’était la seule manière qu’il avait de faire son deuil – c’était du moins ainsi qu’il l’exprimait -, rien d’autre ne pouvait atténuer la douleur qu’il éprouvait d’avoir perdu, en si peu de temps, son père, puis sa mère, et d’avoir dû vendre la maison de son enfance à des promoteurs qui, après l’avoir rasée, avaient fait édifier à la place une prétentieuse « résidence de prestige » dont la façade blême et catarrheuse ne mettrait pas cinq ans à se fissurer de toutes parts, une maison, regrettait le père, bien plus grande et agréable que la leur et qu’ils auraient pu racheter pour y vivre – idée à laquelle la mère avait opposé un « non » catégorique auquel il n’avait rien pu opposer à son tour, sinon ce fatras de dépôt-vente qui était tout ce qui lui restait d’une mémoire dont il était désormais le seul dépositaire.
La bibliothèque déménagée à grands frais resta longtemps vide car le père voulait, avant d’y ranger les livres, “définir un ordre” qu’il ne trouvait pas. La mère enrageait, elle ne voulait pas attendre ; elle n’imaginait pas que ce meuble ait été déménagé pour rien, elle en vint aux menaces : si le père ne se décidait pas à y ranger les livres le plus rapidement possible, elle n’hésiterait pas à les jeter par la fenêtre pour faire un grand feu de joie au milieu du jardin. Bien qu’il n’en laissât rien paraître, le père prit peur ; péniblement, il descendit du grenier les caisses qui, sous le poids de leur contenu, s’étaient écroulées les unes sur les autres. Certaines, crevées, déversèrent un bouillon de couvertures arrachées et de feuillets épars : ces livres-là étaient irrécupérables. Les autres, le père se mit à en faire des piles qu’il disposa un peu partout dans la pièce, selon un classement connu de lui seul, sans se décider à les ranger définitivement dans la bibliothèque car il hésitait encore sur le meilleur ordre à adopter, alphabétique, thématique, par couleur ou par taille. C’est quand il émit l’idée de suivre la classification Dewey que la mère, n’en pouvant plus, se saisit des livres par gros paquets et les fourra pêle-mêle sur les rayonnages, sans logique, avec l’empressement méthodique d’un cheminot alimentant de charbon le foyer de la locomotive : elle voulait que tout rentre de gré ou de force dans ce gros estomac qui semblait pouvoir engloutir et digérer à l’infini. Elle ne s’arrêta que lorsqu’il n’y eut plus aucun livre par terre, quand elle fut certaine – y rajoutant des photos et quelques bibelots qui traînaient ça-et-là – que la bibliothèque était pleine à craquer. Sa colère s’éteignit aussitôt. Bien qu’effroyablement vexé, le père comprit qu’il était préférable de ne rien dire et de se tenir coi. De manière tacite, on convint de ne plus toucher au meuble, ni à son contenu sous peine de raviver inutilement les braises d’un conflit encore brûlant.
Toutefois, subsistait encore dans le grenier un désordre indescriptible qui avait fini par déborder dans toutes les autres pièces de la maison. La mère se sentait submergée, asphyxiée par cette masse de souvenirs qu’elle n’arrivait plus à contenir et, sans l’avoir prémédité et se rendre compte des conséquences de ses actes, elle entreprit de faire disparaître tout ce qu’elle considérait comme chose insignifiante et de peu de valeur, s’appliquant à ce que le père ne se doute de rien, faisant croire à l’accumulation là où il n’y avait presque rien, dissimulant soigneusement les vides qu’elle créait avec un art consommé du camouflage. Mais tout à son empressement de faire place nette, elle s’enhardit à jeter plus qu’elle n’aurait dû, ce par quoi elle se trahît : les disparitions devinrent trop suspectes. D’un naturel volontiers soupçonneux, le père ne mit pas longtemps à comprendre le petit jeu de la mère, mais plutôt que de l’attaquer trop frontalement, il préféra engager contre elle l’une de ces guerres d’usure dont il était coutumier : se murer dans le silence sans raison apparente, ne rien dire, ne faire aucun reproche, rester imperturbable jusqu’à ce que, poussé à bout, l’adversaire cède enfin et passe de lui-même aux aveux. Il n’eut pas longtemps à attendre : oui, elle avait jeté quelques papiers sans importance et des objets en mauvais état, mais c’était sans regrets ; elle ne comprenait pas comment il pouvait vivre au milieu de tout ce foutoir sans étouffer. Elle étouffait, elle ; elle avait besoin de ranger, de jeter, pour se sentir de nouveau chez elle, pour pouvoir, de nouveau, respirer. Le père n’écoutait pas ses plaintes, il voulait seulement connaître par le menu tout ce qu’elle avait pris la liberté de mettre à la poubelle sans l’en avertir, il voulait – la colère le rendait méthodique – qu’elle lui en dresse la liste exacte. Mais c’est lui qui se heurtait désormais au silence : la mère n’avait pas envie de répondre, elle répétait que rien de précis ne lui revenait – il savait qu’elle mentait car elle avait la mémoire des détails -, excepté, peut-être – aveu qu’elle fit du bout des lèvres -, rangé dans la même boîte que de vieilles factures de téléphone, ce paquet d’enveloppes jaunies qu’elle n’avait pas hésité une seule minute à jeter aux ordures : c’est ainsi qu’elle avait fait disparaître, sans le savoir, les lettres que Madeleine et Joseph s’étaient envoyées pendant la guerre et que personne ne s’était jamais autorisé à lire de leur vivant. Aussitôt, comme pris de démence, le père fouilla le grenier de fond en comble, en vain. Il savait qu’il ne trouverait rien, mais il préférait s’épuiser dans cette recherche inutile plutôt que d’avoir à s’expliquer plus âprement avec la mère : il redoutait de voir s’installer entre eux une amertume tenace ; il retardait les mots durs, blessants. Cet incident apposa une scellée quasi définitive sur la porte du grenier dans lequel il fut décidé que plus personne ne pénétrerait, même l’enfant qui avait pourtant trouvé là un idéal terrain de jeu. Celui-ci n’osa pas braver l’interdit, plus par peur que par désir d’obéir : si ce mausolée étrange avait été rendu soudain inaccessible, c’est sans doute qu’il renfermait, enfouies sous les objets qu’ils avaient accumulés durant leur vie, les dépouilles intactes de ses deux grands-parents qui, chaque nuit, – l’enfant ne révéla jamais au père et à la mère ce cauchemar récurrent – s’extrayaient de leur sommeil éternel pour venir l’embrasser dans son lit et lui demander de les rejoindre dans cet autre monde dont ils étaient désormais les souverains absolus.
Poids | 101 g |
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Auteur |
Artige Benoît |
Éditeur |
Collection La Part Classique |