Présentation
Gustave Le Bon (7 mai 1841 à Nogent-le-Rotrou – 13 décembre 1931 à Marnes-la-Coquette). Médecin, écrivain, anthropologue, sociologue, psychologue… la liste des domaines et des sujets abordés par Gustave Le Bon est si étendue qu’il est difficile d’appréhender cet esprit encyclopédique. Homme d’influence, il avait des idées sur tout et ne manquait pas pour autant de préjugés. Mais cette grande figure controversée comptant autant d’admirateurs que de détracteurs, était d’abord un homme libre et il n’hésitait pas à s’attaquer aux politiques, aux puissances financières, aux pouvoirs des syndicats, aux conservatismes universitaires. Voyageur du monde, il ramène des analyses pertinentes sur l’Inde, la Chine, l’Islam. Aussi à l’aise pour parler de science que d’archéologie, il publiera nombre d’articles dans la Revue Scientifique (de la simple noix de Kola à la lumière et l’énergie nucléaire). Gustave Le Bon est indissociable de la vie intellectuelle de l’époque et, outre qu’il ouvre la fameuse collection à succès de « philosophie scientifique » chez Flammarion, ses « déjeuners du mercredi » sont très attendus par ce qui compte dans le Tout-Paris. Il aura publié pour l’essentiel des études liées à ses voyages en Asie lorsque sortira aux éditions Alcan en 1894 son premier ouvrage important en sciences sociales « Lois psychologiques de l’évolution des peuples », traitant de l’évolution darwinienne sous l’angle de la physiologie et de la psycho-sociologie. L’année suivante, il achève «Psychologie des foules », son œuvre certainement majeure reconnue comme à l’origine d’une nouvelle discipline, la psychologie sociale. Ce livre a d’ailleurs été sélectionné en 2010 par Flammarion et le journal Le Monde comme l’un des 20 livres qui ont changé le monde. Gustave Le Bon aura été un visionnaire dérangeant autant que fascinant. Et il l’est encore aujourd’hui.
Macron à l’épreuve de Gustave Le Bon (1841-1931)
Introduction : la méthode d’analyse de Gustave Le Bon
L’humanité et l’homme y sont envisagés comme un simple fragment de ce vaste ensemble nommé l’univers, et les causes sous l’influence desquelles ils se développent, comme identiques à celles qui régissent tous les êtres. Nous sommes partis de ce principe fondamental, que la formation des organes, la genèse de l’intelligence, le développement des sociétés, la succession de tous les événements qu’embrasse l’histoire, sont placés sous l’action de lois nécessaires et invariables. Il y a de ces lois, pour l’évolution de l’homme et des sociétés, comme il y en a pour les combinaisons chimiques, la propagation de la lumière, les révolutions des astres, la chute des corps.
Toutes les choses de la nature y sont considérées comme étant dans un perpétuel changement et portant en elles un éternel avenir. La science moderne a trouvé les lois de ces changements. Elle a montré que chaque chose se développe toujours, en passant graduellement par une série d’états de complexité croissante, se continuant par des transitions insensibles. Appliquée aux sciences naturelles, cette loi fondamentale les a profondément transformées. Appliquée à l’étude des phénomènes sociaux, elle tend à changer entièrement les idées que, jusqu’ici, nous nous faisions des origines et des modifications de nos institutions et de nos croyances. […]
C’est d’une façon identique que doit être abordée l’étude de toutes choses, qu’il s’agisse de notre planète, d’un être vivant ou d’un peuple. Pour concevoir clairement leur état présent, il faut toujours les étudier dans la série de leurs états antérieurs en remontant à leurs origines, et les suivre pas à pas dans leurs développements successifs. L’état actuel du monde est le résultat de son état passé, comme la fleur est le résultat de l’évolution de la graine ; et c’est en vain qu’en examinant seulement la fleur et la graine on chercherait à connaître la série des changements qui permettront à l’une de revêtir un jour les formes de l’autre. […]
Remontant bien au-delà des âges récents où commence l’histoire, nous chercherons les origines de l’homme dans les profondeurs ténébreuses d’un passé dont aucune tradition n’a gardé la mémoire, mais dont les débris épargnés par le temps permettent aujourd’hui de reconstituer la trame. Nous le prendrons à ses premiers débuts. Suivant pas à pas son développement, nous verrons comment naquirent l’industrie et les arts, la famille et la société, l’idée du bien et du mal ; comment se formèrent ses institutions, ses religions et ses lois, et quelles furent, dans la suite des temps, les causes de leurs transformations. Nous montrerons que chaque époque et chaque peuple eurent leur façon spéciale de penser, comme ils eurent leurs croyances, leur morale et leur droit ; qu’il n’y eut jamais de principes universels et absolus, mais seulement des principes d’une valeur relative.
Ce n’est qu’en suivant ainsi le développement de l’humanité dans toutes ses phases, et tenant soigneusement compte de l’influence des milieux, de la race, de l’hérédité, de l’éducation, en un mot de tous les modificateurs de l’homme, qu’on peut arriver à concevoir clairement comment se sont formées les idées et les aptitudes d’un peuple, comment il a graduellement acquis sa structure et ses fonctions, et embrasser ainsi dans leur succession et leurs causes la série des événements qui constituent l’histoire.
Je n’ai pas à justifier la méthode adoptée dans cet ouvrage pour l’étude de tout ce qui se rattache à l’homme ; c’est celle que suit le savant dans son laboratoire, celle qui ne reconnaît que l’expérience et l’observation pour maîtres. Quels que soient les sujets auxquels on l’applique, la valeur de cette méthode reste toujours la même. Ce n’est qu’en la prenant pour guide et en ne se mettant jamais à la suite d’une doctrine, par cela seul que cette doctrine plaît aux foules et est défendue par d’illustres noms, qu’on arrive à voir le plus juste et le plus loin possible. Alors on ne se croit plus obligé de répéter les banalités creuses des rhéteurs, les opinions toutes faites que chacun se transmet sans les discuter, ces vaines formules par lesquelles l’homme remplace la vérité quand il la croit dangereuse.
C’est là, dis-je, le seul moyen d’arriver à juger sainement de la valeur des choses ; ce n’est pas celui qu’il faudrait recommander à qui voudrait faire son chemin dans le monde. Heureusement pour eux, les philosophes n’ont guère de tels soucis. Les choses leur appartiennent comme sujet d’étude, et cela leur suffit. La vie est trop courte, le but qu’on leur propose trop vain, l’influence de l’homme sur les événements trop minime, pour qu’ils consentent volontiers à quitter ces régions sereines où l’ambition vient mourir, et d’où l’on suit d’un œil tranquille le spectacle des évolutions de la fourmilière humaine et l’action des lois inflexibles qui en guident le cours. […]
Dans l’état inachevé où elle se trouve aujourd’hui, la science de l’homme est cependant assez avancée sur bien des points pour qu’il soit possible d’en tirer des applications nombreuses. Aucune, peut-être, n’est plus utile, aucune n’est plus ignorée. Elle est actuellement la seule base sur laquelle on puisse faire reposer deux de nos connaissances les plus essentielles : l’éducation, qui est l’art de former les hommes ; la politique, qui est celui de les gouverner.
« Les opinions et les croyances », 1911