Lettres de conseils à un jeune poète

Avec tout le sel qui fait le style entre tous reconnaissable de l’auteur de Gulliver et du Conte du Tonneau, Jonathan Swift distille dans les deux textes que nous avons réunis, de précieux conseils qui mêlent sagesse et ironie.
Bien sûr, il convient de ne pas prendre au pied de la lettre tous ces Conseils à un jeune poète, mais l’auteur entend faire appel à l’intelligence du destinataire – et du lecteur – pour qu’il sache faire le tri. Quant à l’Essai sur la conversation, on y retrouve la verve caustique de Swift qui s’inscrit dans la lignée d’un Aristophane ou d’un Voltaire.
Ce qui fait la force et la vivacité de l’un et l’autre de ces précieux préceptes, c’est sans doute qu’il suffirait d’y changer quelques noms pour qu’ils paraissent avoir été écrits aujourd’hui.

 

Format : 12 x 17
Nombre de pages : 64 pages
ISBN : 2-84418-089-2

 

Année de parution : 2006

12,00 

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Monsieur,

Parce que j’ai toujours eu de l’amitié pour vous et que, par conséquent, je me suis intéressé à votre conduite et à vos études plus que les jeunes gens aiment qu’on le fasse, je dois vous avouer que ce n’est pas sans grand plaisir que, dans votre dernier courrier, j’ai appris votre volonté de tourner toutes vos pensées vers la poésie anglaise, avec l’intention d’en faire votre métier et votre gagne-pain. Deux raisons m’incitent à vous encourager dans cette voie : la première est la précarité de votre situation présente ; la seconde est la grande utilité de la poésie pour l’humanité et la société, et ce dans toutes les circonstances de la vie. Fort de ces considérations, je ne peux que vous féliciter pour votre sage décision de délaisser si tôt toutes autres études austères et sans profit, et de vous consacrer à celle-là qui, si vous avez de la chance, vous donnera la fortune et fera de vous une gloire pour vos amis et votre patrie. Votre décision est justifiée par le fait, et vous trouverez là de quoi vous encourager à vous y conformer, qu’il n’est pas d’exemple dans l’histoire, ancienne ou moderne, d’un homme occupant un poste éminent qui ne soit pas versé un tant soit peu dans la poésie ou, à tout le moins, ne soit pas bien disposé à l’égard de ses fidèles. Je ne désespérerais pas de prouver, si je devais être appelé légalement à le faire, qu’il est impossible d’être un bon soldat, un bon théologien ou un bon juriste, à plus forte raison un bon crieur public ou un auteur de ballades, sans un certain sens poétique et une bonne technique de la versification. Mais je ne m’étendrai pas là-dessus, le célèbre Sir Philip Sidney a épuisé le sujet avant moi,. dans sa Défense de la Poésie, sur laquelle je ne ferai qu’une seule remarque : il y raisonne comme s’il croyait vraiment ce qu’il disait.
Pour ma part, n’ayant plus jamais écrit le moindre vers depuis que j’étais écolier, où j’ai trop souffert des bêtises en poésie pour lui conserver la moindre tendresse, je suis incapable, d’après ma propre expérience, de vous donner ces instructions que vous me demandez. Je ne dirai pas non plus (car j’aime dissimuler mes passions) combien je déplore d’avoir tant négligé la poésie dans ces périodes de ma vie qui furent les plus propices à des progrès dans cette branche ornementale du savoir. Qui plus est, en raison de mon âge avancé et de mes infirmités, vous voudrez bien me pardonner de n’être pas votre maître en écriture, les besicles sur le nez et l’index menaçant. Cependant, puisque je ne puis vous abandonner dans une affaire d’une si grande importance pour votre renommée et votre bonheur personnel, je vous donnerai quelques réflexions éparses sur ce sujet, que j’ai recueillies au gré de mes lectures et de mes observations.
Il existe un petit instrument, le premier si l’on considère l’usage qu’en font les savants, et le plus humble si l’on se réfère à sa valeur matérielle, qu’il soit fait d’un brin de paille (l’ancien tube d’Arcadie ), ou simplement de trois pouces d’un mince fil de fer, d’une plume ébarbée ou bien encore d’une grosse épingle à corsage. Par ailleurs, la position de ce même petit outil veut que sa tête repose habituellement sur le pouce de la main droite, que sa poitrine soutienne le majeur et que lui même soit soutenu par le majeur. On lui donne généralement le nom de baguette. Je vais condescendre à présent à jouer le rôle de ce petit guide élémentaire et signaler certains points particuliers qui pourront vous être d’une quelconque utilité dans votre étude de l’ABC de la poésie.
En premier lieu, je ne suis pas encore bien convaincu qu’il soit vraiment nécessaire pour un poète moderne de croire en Dieu ni d’avoir quelque sérieux sentiment religieux que ce soit. Sur ce point, vous voudrez bien me laisser douter de vos capacités, parce que la religion étant ce que votre mère vous a enseignée, vous constaterez qu’il est presque impossible, ou du moins pas facile, de vous débarrasser complètement de tous ces préjugés acquis très tôt, de façon à préférer devenir un grand penseur plutôt qu’un bon chrétien, même si sur ce point la pratique générale va à votre encontre. De sorte que, si après vous être posé la question vous vous découvrez cette faiblesse qui résulte de la nature de votre éducation, mon conseil est que vous abandonniez sur-le-champ votre plume, dans la mesure où vous n’auriez plus rien à faire sur le chemin de la poésie, à moins que vous vous satisfassiez que l’on vous trouve insipide, que vous vous résigniez à être conspué par vos confrères ou que vous parveniez à dissimuler votre religion, comme certains hommes cultivés dissimulent leur savoir pour plaire à leurs interlocuteurs.
Car la poésie, telle qu’elle a été pratiquée ces dernières années par ceux qui en font une activité lucrative – et c’est uniquement de ceux-là que je veux parler ici, car je n’appelle pas poète celui qui écrit pour son plaisir, pas plus que je n’appelle violoniste un gentleman qui joue du violon pour son agrément – ces derniers temps, dis-je, notre poésie a été dégagée des étroites notions de vertu et de piété, parce que nos professeurs ont démontré par l’expérience que la plus petite quantité de religion, comme une seule goutte de bière tombée dans du bordeaux, trouble et décompose le plus brillant génie poétique.
La religion suppose le Ciel et l’Enfer, la Parole de Dieu, les Sacrements et vingt autres détails qui, s’ils sont pris au sérieux, constituent une terrible entrave à l’esprit et à l’humour, et rendent impossible à un vrai poète d’en tenir compte sans sacrifier entièrement sa licence poétique. Pourtant, il lui est nécessaire que d’autres personnes croient sérieusement en ces choses, pour que son esprit s’exerce sur leur sagesse, de même qu’un instrument est nécessaire à la main qui en joue. Voilà pourquoi les Modernes montent en épingle leur grande idole Lucrèce, qui n’aurait pas été le si grand poète qu’il fut vraiment, s’il ne s’était pas dressé de toute sa hauteur au-dessus la religion, Religio pedibus subjecta , et grâce à cette position dominante il a pu s’élever plus haut que tous les poètes de son temps ou des époques ultérieures, qui n’étaient pas montés sur le même piédestal.

Poids 101 g
Auteur

Swift Jonathan

Éditeur

Collection La Part Classique