Ce n’est qu’un début…
« Nous viendrons à bout d’Haby », « Nous viendrons à bout d’Haby », scandait la foule sur les quais de l’Odet. Les rires fusaient, les jeux de mots jaillissaient pendant les marches contestataires. Un autre slogan parcourait la manifestation, comme un grondement de colère: « Haby au vestiaire », « Haby au vestiaire ». Généralement la répétition de la même phrase produisait un effet d’écho. Il arrivait aussi qu’un mot d’ordre fût lancé par un rang, achevé par le rang suivant. « Une seule solution, la Révolution… » « Ce n’est qu’un début… continuons le combat ! »
Guillaume ne comptait plus les manifestations auxquelles il avait participé. C’était l’un des plus célèbres arpenteurs de pavés du Finistère. Un fidèle de l’action militante. Sa qualité de délégué syndical lui donnait un prestige particulier. Sa présence légitimait le combat. On le reconnaissait à sa haute silhouette, à son duffle-coat beige. à son visage long, émacié, auréolé de boucles blanches. à son regard bleu. Guillaume semblait heureux d’être là. Il portait volontiers les banderoles ou les drapeaux colorés de la F.S.U. Le sourire aux lèvres. Tout en prenant au sérieux les revendications, il considérait chaque manifestation comme une fête. Il était le premier à crier les mots d’ordre, le premier à fredonner de sa belle voix de ténor les chansons de son invention, reprises en chœur par ses collègues. Sa fantaisie faisait mouche, répandait la bonne humeur.
Il manifestait comme on respire. Il vivait chaque défilé non seulement comme une protestation, mais aussi comme une occasion de quitter le monde clos du lycée, de briser la monotonie des jours, de retrouver les camarades d’aujourd’hui et ceux d’autrefois, fréquentés à l’époque de ses études. Les manifestations permettaient les rencontres fraternelles. à la fin des cortèges on prolongeait les discussions dans les cafés. Les militants se serraient les coudes, dans la chaleur des estaminets. En se quittant, dans l’attente d’un nouveau rassemblement, ils s’exclamaient : « à la prochaine ! »
Les occasions ne manquaient pas. Chaque ministre voulait imposer sa réforme, laisser sa marque, en faisant semblant de consulter les intéressés. L’administration centrale organisait dans les établissements des débats, des forums, des colloques sur la nécessaire « rénovation pédagogique », formule flatteuse qui masquait toujours une réalité affligeante : restriction des moyens, alourdissement des conditions de travail, précarité des emplois. On modifiait les programmes, pour avoir l’air de changer quelque chose, on lançait des idées qui faisaient beaucoup de bruit pendant quelques mois :
« Dix pour cent pédagogiques », « Modules », « Travaux Personnels Encadrés ». Parallèlement on bourrait les classes, supprimait des heures d’enseignement, réduisait le nombre des postes, mettait au chômage des collègues au statut fragile.Certifié de lettres classiques, Guillaume avait vu disparaître peu à peu les langues anciennes qu’il avait tant aimées lorsqu’il était étudiant. Le grec était passé à la trappe, le latin réduit à une peau de chagrin. Le sens de sa vie intellectuelle, fondée sur la connaissance de l’Antiquité, se perdait. L’inculture contemporaine l’effrayait, comme le terreau fertile de la barbarie. Les jeunes surfaient sur Internet, regardaient la télévision en zappant. Ils ne retenaient que des bribes confuses. Aucun savoir ne reposait sur de solides racines, reliant le présent au passé.
Guillaume ne s’était pas soucié de sa carrière. Il se préoccupait de celle des autres. Jadis, il avait mené des actions en faveur de l’intégration des maîtres-auxiliaires. La précarité s’était aggravée. Il luttait à présent pour la titularisation des vacataires, payés à l’heure, aux congés sans solde. Simples pions sur l’échiquier de l’Education nationale. Embauchés, puis jetés, selon les besoins. Sans égards. Professeurs-marchandises, broyés par le système. Consommés et mis à la poubelle. Sans vergogne.
C’était pour les autres qu’il s’était battu. Il ne regrettait aucun de ses engagements, aucune de ses manifestations. Même si toutes les revendications n’avaient pas eu le succès espéré. Il ne regrettait pas l’énergie dépensée dans ces moments de vie où il avait marché avec ses camarades. Riant, criant, chantant, dansant. C’était la fête. Elle était belle. Les manifestants avançaient. Tous ensemble.
« Tous ensemble, tous ensemble, ouais, ouais… » Guillaume ne regrettait aucun de ces instants de joie où il s’était senti à l’unisson avec ses collègues. Débordant de la même gaieté, vibrant de la même colère. Solidaire.
Parfois pourtant on avait gagné. Il se souvenait d’une énorme manifestation à Paris, pour exiger la démission d’un ministre qui, à force de mépriser ceux qu’il aurait dû défendre, avait fait l’unanimité contre lui, atteignant des cimes d’impopularité. « Il faut dégraisser le mammouth », répétait-il. Tout en rondeur, le verbe haut, fier de ses bons mots et de ses innovations, il fustigeait l’immobilisme des enseignants. Prêchant la réforme. Présent sur tous les écrans.
Sur les avenues de Paris, le cortège s’enflait. Les rues semblaient trop petites pour contenir la détermination joyeuse de la foule en marche. Les militants portaient d’immenses bande-roles, hissaient des drapeaux multicolores. Sur toutes les pancartes était caricaturé le ministre. Dans sa vanité dédaigneuse. « Le mammouth, c’est lui », « Le mammouth, c’est lui », répétait le cortège des manifestants.
Cette fois, on avait remporté la victoire. Guillaume pouvait prendre sa retraite. Il venait de passer le flambeau à sa fille. Pour d’autres combats.