Les légendes de la Bretagne
et le Génie celtique
Trois choses sont primitivement contemporaines : l’Homme, la Liberté et la Lumière
(Triade Bardique.)
Trois choses insaisissables : le Livre,
la Harpe et l’épée.
(Code d’Hoel, roi de la Bretagne française.)
La Bretagne est de toutes nos provinces celle qui offre encore de nos jours la race la plus pure, les plus vieilles traditions, la physionomie la plus originale. Si la Provence est le pôle latin de la France, la Bretagne en est le pôle celtique. L’une lui a transmis le courant classique de la Grèce et de Rome ; l’autre lui a renvoyé le courant mystérieux, mais non moins puissant, qui jaillit de sa source primitive avec le reflux des races sœurs du nord-ouest de l’Europe. La Provence se souvient d’avoir été le royaume d’Arles, le pays de la langue d’oc et des troubadours contre les barbares du Nord. La Bretagne oublie moins encore qu’elle a été l’Armorique, le royaume de Breiz-Izel, contre ces mêmes Franks, et qu’un de ses rois, Noménoé, poursuivit un empereur carolingien jusque sous les murs de Paris. Celtes, Latins et Franks, trois races, trois génies, trois mondes, si opposés qu’ils paraissent irréconciliables. Et pourtant le génie français n’est-il pas justement le résultat de leur harmonie ou de leur équilibre instable ? À toutes les époques de notre histoire, on les voit se battre, se mêler et s’unir sans jamais se confondre totalement. S’il me fallait caractériser d’un aperçu sommaire la trinité vivante qui constitue cet être moral qu’on appelle la nation française, je dirais que le génie frank, par la monarchie et la féodalité, en constitua l’ossature et le corps solide ; le génie latin, qui nous a si fortement imprimé son sceau et sa forme par la conquête romaine, par l’Église et par l’Université, y jour le rôle de l’intellect. Quant au génie celtique, c’est à la fois le sang qui coule dans ses veines, l’âme profonde qui agite son corps et sa conscience seconde, secrète inspiratrice de son intellect. C’est du tempérament et de l’âme celtiques de la France que viennent ses mouvements incalculables, ses soubresauts les plus terribles comme ses plus sublimes inspirations.
Mais de même que la race celtique primitive eut deux branches essentielles dont les rejetons se retrouvent çà et là, les Gaëls et les Kymris, de même le génie celtique se montre à nous sous deux faces. L’une joviale et railleuse, celle qu’a vue César et qu’il définit par ces mots : « Les Gaulois sont changeants et amants des choses nouvelles. » C’est l’esprit Gaulois proprement dit, léger, pénétrant et vif comme l’air, un peu grivois et moqueur, facilement superficiel. L’autre face est le génie kymrique, grave jusqu’à la lourdeur, sérieux jusqu’à la tristesse, tenace jusqu’à l’obstination, mais profond et passionné, gardant au fond de son cœur des trésors de fidélité et d’enthousiasme, souvent excessif et violent, mais doué de hautes facultés poétiques, d’un véritable don d’intuition et de prophétie. C’est ce côté de la nature celtique qui prédomine en Irlande, dans le pays de Galles et dans notre Armorique. On dirait que l’élite de la race s’est réfugiée dans ces pays sauvages, pour s’y défendre derrière ses forêts, ses montagnes et ses récifs et y veiller sur l’arche sainte des souvenirs contre des conquérants destructeurs. L’Angleterre saxonne et normande n’a pu s’assimiler l’Irlande celtique. La France gauloise et latine a fini par s’attacher la Bretagne et même par l’aimer. L’importance de cette province est donc capitale dans notre histoire. Elle représente pour nous le réservoir du génie celtique. Génie de résistance indomptable, d’exploration hardie. Noménoé, Du Guesclin, Guguay-Trouin, Lanoue, La Tour d’Auvergne, Moreau l’incarnent. C’est de Bretagne aussi que la France a reçu plus d’une fois les mots d’ordre de son orientation philosophique, religieuse ou poétique. Abailard, Descartes, Chateaubriand, Lamennais furent des Bretons. Mais ce n’est que dans notre siècle qu’on a compris le rôle le plus intime de la Bretagne dans notre histoire. En assistant à la résurrection de la poésie celtique, la France a en quelque sorte reconnu son âme ancienne, qui remontait pleine de rêve et d’infini d’un passé perdu. Elle s’est étonnée d’abord devant cette apparition étrange, aux yeux d’outremer, à la voix tour à tour rude et tendre, enflée de grandes colères ou frémissante de mélancolie suave, comme la harpe d’Ossian, comme le vieil Atlantique d’où elle venait. « Qui es-tu ? - Jadis j’étais en toi, j’étais la meilleure partie de toi-même, mais tu m’as chassée, répond la pâle prophétesse. – En vérité ? je ne m’en souviens plus, dit l’autre, mais tu remues dans mon cœur des fibres inconnues et tu me fais revoir un monde oublié. Allons, parle, chante encore ! Peut-être m’apprendras-tu quelque secret de ma propre destinée… » Ainsi la France, se souvenant qu’elle fut la Gaule, s’est habituée à écouter la voix de la Bretagne et celle du vieux monde celtique.
Il y a une trentaine d’années, M. Ernest Renan résumait les belles publications de M. de la Villemarqué et de lady Charlotte Guest. Dans cet article, resté célèbre, sur la poésie des races celtiques, il définissait de sa plus d’or le génie de sa race. Négligeant peut-être un peu trop son côté mâle et ne s’attachant qu’à son côté féminin, il en distillait la fleur pour l’enfermer dans un flacon ciselé. Ce beau travail, qui fut pour nombre de personnes une révélation, n’est pas à refaire. Le but que je me propose est différent. Un voyage rapide à travers la Basse-Bretagne a évoqué devant moi quelques-unes des grandes légendes où le génie celtique a trouvé sa plus forte expression. Plusieurs sont demeurées à l’état fruste dans la tradition populaire ; d’autres ont été détournées de leur sens primitif par les trouvères normands ou français et par les gens d’église. Beaucoup de grands personnages communs à la tradition galloise, cambrienne et bretonne, comme par exemple Merlin l’Enchanteur, ont eu dans la poésie du moyen âge le même sort que cet illustre magicien. La fée Viviane, voulant le garder pour elle, l’entoura neuf fois d’une guirlande de fleurs en prononçant une formule magique qu’elle lui avait dérobée. Il s’endormit d’un profond sommeil et ne se réveilla plus. Mais lorsqu’on touche le sol breton, les âges lointains et leurs créations revivent d’une singulière intensité, avec leur couleur sauvage ou mystique, et parfois leur sens profond, éternel, legs prophétique qu’ils ont fait aux âges futurs. Ajoutons que la poésie populaire, encore vivante en Basse-Bretagne, a été recueillie avec une scrupuleuse et pieuse exactitude par M. Luzel dans ses Gwerziou et ses Soniou. Ce sont comme les derniers soupirs de l’âme celtique qui se raconte elle-même dans son rêve.
Dans cette courte promenade à travers la Bretagne d’aujourd’hui, j’essaierai donc d’esquisser une histoire du génie celtique en ses périodes vitales, et de pénétrer dans son arcane à travers ses grandes légendes.