Yseut et Tristan ont compris que le roi Marc les épiait caché dans un arbre.(vers 1-254)
Afin que rien ne la trahisse, / Elle s’approche de son ami./ Oyez comme elle l’avertit : / – O Tristan, par Dieu, le roi,/ Quel péché voulez-vous de moi/ Pour me mander à pareille heure !/ Elle feint alors, et pleure./ Par Dieu qui fit l’air et la mer/ Jamais plus il faut me mander./ Je vous le dis, Tristan. Navrée,/ Certes, mais je ne viendrai mie./ Le roi pense que par folie,/ ô Tristan, je vous ai aimé./ Mais Dieu connaît ma loyauté./ Que sur mon corps, il me flagelle/ Si, à part qui m’a pris pucelle,/ Quelqu’un a joui de mon amour !/ Même si les félons de la cour,/ En place desquels vous combattîtes/ Et puis le Morhout vous occîtes,/ Lui font accroire, (ce me semble),/ Que par amour sommes ensemble./ Mais vous ne le pensez pas. / Jamais, Dieu puissant, quant à moi,/ Ne songeai être votre amante/ Par une passion dégradante./ Mieux vaudrait que je fusse brûlée,/ Mes cendres au vent dispersées,/ Que d’aimer un jour de ma vie/ Un autre homme que mon mari./ Dieu ! Pourtant, il ne me croit pas./ Je peux dire : « Tomber si bas ! »/ Ainsi que le dit Salomon :/ Tous ceux qui sauvent le larron/ Ils ne peuvent s’en faire aimer./ […] Vous avez dû beaucoup souffrir/ De la blessure endurée/ Lors de la bataille livrée/ Pour mon oncle. Je vous ai guéri./ Et si vous êtes mon ami,/ Rien d’étonnant, par ma foi !/ Les fêlons ont fait croire au roi/ Que vous m’aimiez d’amour vilaine./ Qu’ils aillent voir Dieu en son règne !/ Jamais ne le verront en face !/ Tristan, veillez, en nulle place,/ Pour nulle chose à me mander. / Jamais je ne pourrai oser,/ Rien qu’un seul jour, vers vous venir./ Mais bien vite je dois partir./ Si le roi en savait un mot,/ Mon corps serait démembré tôt./ Et ce serait un très grand tort/ De me donner ainsi la mort./ Tristan, c’est sûr, le roi ne sait/ Que pour lui seul, je vous aimais./ Vous étiez de sa parenté,/ Vous aviez donc mon amitié./ Je croyais jadis que ma mère/ Aimait les parents de mon père./Selon elle, une épousée/ Ne saurait son mari aimer/ Sans aussi ses parents aimer./ Je suis sûre que c’était vrai./ Tristan pour lui, je t’ai aimé/ Et n’en fus pas récompensée./
– Ainsi ses vassaux l’ont berné/ Avec des histoires insensées./
– Ah, Tristan, que voulez-vous dire ?/ Il est courtois le roi, mon sire./ Il n’aurait pas imaginé/ Que nous puissions le tromper./ Mais on peut d’un homme se jouer/ Et du bien le détourner./ Ainsi l’on fit de mon seigneur./ Tristan, je m’en vais, trop demeure./
– Dame, pour l’amour de Dieu, pitié !/ Puisque je vous ai appelée,/ écoutez un peu ma prière./ Vous m’avez toujours été chère !/
Mais alors Tristan a compris/ Que le roi épiait son amie./ Gloire à Dieu, que Dieu soit loué,/ Il sait qu’ils vont être sauvés/.
– Ah, Yseut, fille de roi,/ Franche, noble, de bonne foi,/ Plusieurs fois, vous ai appelée/ Mais votre porte m’est fermée,/ Et je n’ai plus pu vous parler./ Dame, je veux vous supplier,/ Souvenez-vous de ce chétif/ Qui dans la douleur se tord vif ;/ Car je souffre tant que le roi/ Ait mal pensé de vous et moi/ Que je ne vois plus que la mort./ […] Il aurait dû être assez sage/ Pour ne pas croire les maudits/ Qui voulaient m’éloigner de lui./ Les félons de la Cornouaille/ Maintenant sont en joie et raillent./ Je me rends bien compte depuis/ Qu’ils ne voulaient auprès de lui/ Aucun seigneur de son lignage./ Beaucoup m’a peiné son mariage./ Dieu ! Pourquoi le roi est si fol ?/ Que je sois pendu par le col/ Plutôt que dans toute ma vie/ Devenir votre tendre ami./ Il ne me laisse pas plaider,/ Les traîtres l’ont manipulé./ Il a vraiment tort s’il les croit./ Ils l’ont trompé ; lui rien ne voit./ Jadis, silencieux, les ai vus/ Lorsque le Morhout fut venu ;/ Aucun d’eux ne s’est démené/ Et n’a osé le provoquer./ J’ai vu mon oncle angoissé :/ Mieux être mort j’aurais aimé./ Pour son honneur, me suis armé/ Et le Morhout j’ai chassé./ Il n’aurait pas dû, mon cher oncle/ Prêter l’oreille à cette honte./ Souvent en ai le coeur serré./ Ne voit-il pas qu’il a péché ?/ Certes, un jour, il dira oui./ Par Dieu, fils de la sainte Marie,/ Dame, dîtes-lui céans,/ Qu’il fasse faire un feu ardent,/ Et j’entrerai dans le bûcher./ Si jamais un poil est brûlé/ De la haire6 que j’ai endossée,/ Qu’il me laisse me consumer./Aucun seigneur va se risquer/ A, en un duel, m’affronter./ Dame, par magnanimité,/ De moi n’avez-vous pas pitié ?/ Dame, ayez pitié de moi :/ Rendez-moi l’amitié du roi./ Je veux partir en chevalier/ Comme par mer je suis arrivé.
– Ma foi, Tristan grand tort avez,/ Qui de la sorte me parlez/ Pour que le roi garde raison/ Et vous accorde son pardon./ Je ne veux pas déjà mourir/ Ni à me perdre en venir./ Très fort, il vous a soupçonné,/ Et moi j’irais lui en parler ?/ Alors je serais trop hardie./ Ma foi, Tristan, n’en ferai mie./ Il ne faut pas le demander./ En ce pays, suis isolée./ Au roi, vous ne pouvez aller./ Et s’il m’en entend parler,/ Il pourrait me tenir pour folle./ Ma foi, je n’en dirai parole ;/ Mais vous dirai un petit rien/ Qu’il faut que vous sachiez bien :/ Que s’il vous pardonnait, beau sire,/ Oubliait rancune et ire7,/ J’en serais heureuse et comblée./ Mais s’il savait notre équipée,/ Je connaîtrais très bien mon sort,/Tristan, car ce serait la mort./ Je pars. Je ne vais plus dormir/ Craignant qu’on vous ait vu venir./ Si un mot parvenait au roi,/ S’il apprenait quoi que ce soit,/ Que nous étions là assemblés,/ Il me ferait mettre au bûcher./ Il n’y aurait rien d’étonnant./ J’en tremble, mon émoi est grand/ Du fait de la peur qui me prend./ Suis ici depuis trop longtemps/.
Yseut s’en va, il la rappelle/ :
– Dame, par Dieu, qui en pucelle/ Voulut sauver l’humanité,/ Conseillez-moi par charité./ Je sais, vous ne pouvez rester./ Mais personne à qui me confier./ Je sais combien le roi me hait./ J’ai engagé tout mon harnais./ Aidez-moi à le libérer :/ Je fuirai, je n’ose rester./ Je sais ma valeur de guerrier./ Et partout je peux m’en aller,/ Je sais qu’il n’y a pas de roi/ Qui ne m’accepte, si je le vois./ Et si j’ai fait des envieux,/ De par ma tête blonde, Yseut, /Mon oncle, à la fin de l’année,/ Ne voudrait pas telle pensée,/ Même au prix de son poids d’or./ De la vérité je suis fort./ Yseut, par Dieu, à moi pensez./ Aidez-moi à me justifier./
– Par Dieu, Tristan, je m’émerveille8/ Que vous me donniez tel conseil./ Vous continuez de faire mal,/ Ce conseil-là n’est pas loyal./ Il pèse sur moi un soupçon,/ Par folie ou par réflexion./ Ô Dieu, le sire glorieux,/ Qui nous créa, terre et cieux./ Si le roi Marc entend parler/ Que j’ai vos gages libérés,/ Le soupçon sera évident./ Je n’ose faire ça, vraiment./ Point avarice fait parler,/ Sachez-le, c’est la vérité./
Là, Yseut s’en est retournée,/ Tristan, en pleurant, l’a saluée./ Sur le perron de marbre bis,/ Tristan s’appuie, ce m’est avis ;/ Il se lamente lui tout seul:/
– Ah Dieu, beau seigneur saint Evrol !/ Point ne pensais être écarté/ Et réduit à la pauvreté./ Partir sans arme ni cheval,/ Ni compagnon sauf Governal./ Ah Dieu, que je suis démuni !/ Que je suis réduit au mépris !/ Quand je serai en autre terre/ Si chevalier parle de guerre,/ Aucun mot pourrais prononcer !/ Qui est nu ne doit pas parler./ Il me faut donc subir le sort/ Qui déjà m’a fait mal et tort./ Mon oncle bien peu m’a connu/ Qui pour Yseut m’en a voulu./ Jamais folie ne m’a tenté,/ Ce n’est pas là ma volonté. […]