Ailleurs, pas bien loin, là où ce qu’on appelle les vieilles pierres déclenche la magie du lieu, on y prêterait sans doute bien peu d’attention. Tant de vestiges, au point parfois d’avoir à subir trop de contraintes pour préserver cet excès de richesses.
Ici, c’est autre chose, la Tour Tanguy, le Château, quelques bicoques qui ont soudain trouvé des louangeurs du côté de la rue de Saint-Malo. Bien peu au fond, et la reconstruction, puis la lente disparition des baraques noires suffirent, deux décennies durant, à mobiliser les énergies.
C’est ainsi que la Maison de la Fontaine fut un temps délaissée, jusqu’au jour où l’eau s’est mise à couler de nouveau de la gueule du lion ornant le pignon de l’imposante bâtisse, en 1992.
Des siècles durant, l’eau de la fontaine avait contribué à l’hygiène des habitants de ces hauteurs de Recouvrance, sur décision du Maire d’alors, Jean-Pierre Kerbizodec-Leuven. Cette fois la mise en eau relevait du symbolique, non sans signifier un retour à la vie de cette délaissée du patrimoine brestois.
Etudiants, tandis qu’allaient vibrer les fanfares joyeuses de Mai 68, nous étions davantage portés, vers la pente de la rue Borda, ses bistrots, et ses restaurants à peine plus coûteux que le restau. U., la Femme serpent, Chez Mémé, et plus loin vers la gauche, le couscous royal de Chez Magro.
Il fallut les coups de poussoir d’une association pour mener à bien la restauration de cette demeure érigée au XVIIIe siècle, et l’exposition consacrée à Jim-E. Sévellec indiquait la détermination et l’ambition de ces défenseurs du patrimoine du quartier pour redonner un peu du prestige perdu à cette voisine de l’église de Recouvrance.
La maison est imposante, et riante aussi, à la différence d’un environnement grisâtre, car montée de pierres blondes de Logonna, celles que l’on choisirait pour reconstruire l’église Saint-Louis. Cette douceur des murs soulignait d’autant le granit sombre de Kersanton retenu pour la porte, qui se voulait monumentale, un peu prétentieuse, à trop vouloir s’inspirer des temples de la Grèce antique.
La peinture de Jim-E. Sévellec ne m’était pas inconnue, mais je gardais surtout en mémoire que ce camarétois avait entretenu, et pour cause ! Une belle amitié avec Saint-Pol-Roux, le marseillais magnifique qui clama : Bretagne est Univers.
Nous avions imaginé, étudiants-comédiens, présenter, sur le parvis de l’église de LokRonan, son mystère d’inspiration médiévale, mais d’un paganisme radical, L’âme noire du Prieur blanc.
L’évêque d’alors désapprouva.
C’est au fond toujours un peu la même odeur quand on entre dans ces vieilles demeures, celle du salpêtre, du moins c’est ainsi qu’on résume par facilité.
Le seuil franchi, les premières peintures. Brest, Recouvrance, Camaret. Pas de vraie surprise en apercevant des représentations de Notre-Dame de Rocamadour. Une collection familiale.
Escalier de pierre, et là ! Le pied à peine posé à l’étage, pas très grand, et, le temps passé je n’ose plus affirmer les dimensions ; 40/50 ? Plus ? Moins ? Qu’importe après tout ! Mes dix ans sous les yeux.
Je me trouve en effet, devant une toile que j’ai regardé peindre. Rouge. Sang. Du sang ! C’était lui ce Jim que nous avions encerclé sur le quai de Tréboul ?
Nous nous en fichions, bien sûr, seules importaient ces courses, à la trajectoire aussi improbable que le ballet des étourneaux à l’approche de l’hiver.
J’ai l’impression que, ignorants, tout au plus étions nous imbibés d’imageries religieuses, nous nous excitions devant la nouveauté de chaque chevalet, sans toutefois en être dupes.
Il y a donc cette toile et je ne vois qu’elle : la boucherie Gargadennec. Du sang. Le muret, les barreaux, pour ventiler, l’angle curieux dans cette pente, d’où se redistribuaient les ruelles.
Et nous, autour de ce géant, car il l’était, galurin improbable sur le crâne, tandis que nous gueulions, sauvages hilares : « Picasso ! Picasso ! ». Qui de nous avait eu le moindre Picasso sous les yeux ! Et nous ignorions qu’il séjourna à Tréboul, conduit par Max Jacob, ou Françoise Gillot, la mère de deux de ses enfants, dont la maison familiale voisinait la chapelle Saint-Jean. Nous pressentions, cependant, que ce dégingandé, ce type aux brosses larges, était différent. D’ailleurs ne tournait-il pas le dos au port, à la mer ? Au chatoiement des bateaux ? Et peindre une boucherie !
Dans cette pièce à l’étage, deux chaises. Une femme est assise sur celle qui se trouve dans l’axe de la peinture.
Nul besoin d’imagination pour aller en contre-plongée de la boucherie à la petite épicerie de Tante Lène ; aucune parenté, mais nous appelions Tante toutes ces femmes portant la coiffe, à la forme d’un béguin, que nous estimions âgées, à notre place d’enfant, quand elles ne l’étaient guère.
C’est fou ce que la rencontre inattendue avec une peinture, qui l’est tout autant, ne serait-ce que par son sujet, peut réveiller des pans si vastes d’une mémoire, plus ou moins endormie.
Et cette femme que j’aperçois de dos, vêtue d’un blouson d’un rouge si proche qu’on la croirait volontiers sortie du tableau. Un cuir très fin, souple, une sorte de peau. Figée, contemplative.
La chevelure est blonde, vague douce venant recouvrir le col.
Je ne sais pas si je parviens à suggérer ce qui s’est emparé de moi, depuis quelques minutes, depuis l’apparition de cette boucherie triturée par les brosses de Sévellec, plus de quarante ans plus tôt, au temps des courses un peu dingues, de l’insouciance, et plus encore de l’éveil.
Et cette femme, dont je ne veux à cet instant lever le mystère, qui en émane, tant elle semble captée.
Un bref éclair, la pensée qu’on me tendait un piège, ou qu’il s’agissait d’une installation, à la mode scénographique de certaines coteries ; le choix sommaire de revisiter l’œuvre, au moyen d’artifices, m’a traversé. Ce n’était pas très vraisemblable, pas en ce lieu, après avoir visité les premiers accrochages.
Je poursuis donc ma visite, et de nouveau, comme une évidence, Notre-Dame de Rocamadour, le rouge, brique cette fois, rien à voir avec celui de chez Garga, puis la Tour Vauban ; et une nouvelle fois ce petit pincement de bonheur que peut déclencher une rencontre familière, en apercevant l’église de LokRonan. Il a donc posé son chevalet dans la vieille Cité.
Un jour peut-être, je tenterai d’écrire ce que LokRonan représente pour moi. Pas la carte postale, pas le carton-pâte des décors de quelques films qui y furent tournés, non, celui de mes six ans. De l’école, des brioches brûlantes à peine sorties du four du boulanger, mon oncle, le danger des carrières de pierre abandonnées, transformées en sombres étangs à têtards, des groseilles à maquereau du jardin de Chan, des longues stations sur le banc, près de Job, à poncer le pli des oreilles et les trous de nez des bustes de vieux marins. Job qui ne se disait pas sculpteur, mais imagier. C’est ce qu’aime me dire aussi aujourd’hui René Quéré, je suis un imagier.
Je m’égare, pensez-vous.
Si emporté par la découverte de cette peinture de l’église, où j’avais sonné maintes fois les cloches, suspendu à la corde râpeuse ; tant d’ardoises cassées quand nous parvenions sur cette promenade autour du toit, pour trancher les fruits d’un énorme et prolifique noyer attenant au presbytère.
Il m’est aisé de comprendre précisément où Jim-E. Sévellec avait posé son barda, dans la rue Lann, à mi-parcours entre la place et la Tour carrée. Venez ! Portez-vous vers le haut de la place, face au Penity, avant de descendre vers ce chemin qu’emprunte la Troménie pour passer devant l’abri de Saint-Roch. Premier muret à droite, qui bordait le jardin de mon oncle, vous y êtes, c’est d’ici qu’il a voulu cerner l’église, sans ce clocher élancé si traditionnel. Elle en fut ornée, la foudre, à deux reprises, en balaya l’érection.
J’ai repris l’escalier pour descendre. Impossible d’éviter la toile rouge, et je ne le souhaitais pas.
Elle était là. Je ne sais s’il me faut écrire encore, ou toujours. Elle était bien là et n’avait, de toute évidence, pas bougé de cette chaise, toute attention happée par cette boucherie.
Il me semble que de ce moment… Non !
J’ai senti.
Elle était là, encore, donc !
Au point que je ne savais ce qui, de la peinture de Sévellec, ou de l’étrange posture de cette femme, qui ne la quittait des yeux et me tournait le dos, si rouge lui aussi, ce même rouge qu’avait voulu Sévellec, ……
Je me suis planté, à la toucher s’il n’y avait eu le dossier de la chaise.
En silence.
– J’y étais.
Juste devant moi, en dessous, une voix a dit :
– j’y étais.
Je ne sais rien de celle qui vient de parler, femme blonde, aux ondulations marines, vers l’arrière.
– J’y étais moi aussi.
Rotation lente de la tête, le visage se lève, sans à coup, ce sourire suffit, car c’est bien elle, la gamine de dix ans à peine, qui, lors de ses vacances chez nos voisins, participait à nos escapades, cavales enfiévrées, sans la moindre trace de fatigue.
– Charline !
Elle s’est enfin levée de cette chaise.
– Nous avons changé ; je te reconnais bien, mais j’ai oublié ton nom.
Une femme élancée, vêtue avec élégance. Chacun devait mesurer, à sa façon, ces quarante années et plus, que nous passions des émois de l’enfance aux premiers signes d’un prochain automne.
La gêne fut brève et nous convînmes de chercher l’abri d’un bar.
Accepte, lecteur, que nous laissions ici Charline, à peine retrouvée, puisqu’il me faut retracer le chemin qui nous conduisit à Douarnenez d’abord, puis à Ploaré, avant de poser enfin nos maigres biens sur les hauteurs de Tréboul, où vint nous rejoindre la petite fille blonde.