C’est un midi que tout a commencé. Au restaurant. Un repas de travail. Les tout premiers jours de l’automne. La lumière dorée sur la place dehors, je me souviens bien, entre les arbustes encore en fleurs derrière la vitre, la façade blanche de l’ancien cinéma, les feuilles vert plus tendre avant que d’être jaunes et de mourir, une hésitation du monde à se presser, à retrouver le rythme. J’avais eu du mal à reprendre après l’été, comme tous les ans mais là ça avait été pire, une résistance, un refus qui ne disait pas encore son nom, qui travaillait en sous-main dans ma tête et mon ventre. Je me disais que ça allait passer, on se trouve de bonnes raisons, on se dit que l’automne c’est beau et qu’il y a de belles journées encore, que jusqu’à la mi-octobre on peut profiter en sortant du boulot et que cette année, promis, juré, j’allais en profiter, j’allais pas me laisser avoir. Je l’entendais qui disait les mots habituels et tout s’inscrivait dans ma tête, tout prenait sa place juste dans mon cerveau rodé. On m’aurait interrogé à la sortie j’aurais été capable de tout restituer et dans l’ordre des phrases même, les idées, les projets, les choses à faire, les notes à écrire, les enjeux, tu comprends Stéphane, les enjeux, c’est ça qu’on a du mal à faire comprendre, les enjeux, ils comprennent pas, mais c’est essentiel pourtant, sinon c’est pire, ce sera pire, et pour tout le monde, et pour eux les premiers. Les quelques arbres dehors poursuivaient leur vie d’arbre, ils allaient bientôt rendre leur copie de l’été au vent des rues. Le service était un peu long. Jérôme poursuivait son idée, ses mots sortaient de sa bouche, feuilles qui n’auraient jamais eu de sève. Je répondais ce qu’il fallait répondre, ce qu’il attendait que je réponde, tout était parfait, la pièce allait son train et la saison de ce théâtre allait être bonne comme excellentes avaient été les saisons précédentes. Nous en étions les preuves de chair et d’os, moi la cinquantaine à la démarche sereine, à peine plus lente juste plus posée, lui la quarantaine brillante, sûre d’elle, reconnue.On commençait l’entrée. La serveuse passait d’une table à l’autre. Jeune, vingt-trois, vingt-quatre ans, une étudiante ou un contrat en alternance, quelque chose comme ça. On la sentait stressée, sur le fil entre son carnet, son crayon, le plat du jour, la formule entrée-plat plat-dessert oui le café à la place de la boisson c’est possible, bon je résume trois formules plat-dessert, quatre avec entrée, deux demis, quatre vins oui c’est du Gamay, un steak à la place du plat ce sera sur la carte alors, je reviens, j’apporte le pain… Sur le fil, pas assurée encore, prête à tomber à tout moment, à faire la gaffe, le truc à pas faire, à tout mélanger, le steak du jeune homme et le plat sans la sauce de la table à côté, rien de grave mais qui en rajoute, qui rapproche de la vraie gaffe, de l’accident. Voyant qu’il s’impatientait j’ai profité qu’elle passe à côté de notre table pour lui dire qu’on n’avait pas de pain et qu’on avait commandé deux verres de vin. Elle s’est excusée, elle est revenue presque aussitôt.Elle avait dû démarrer à la rentrée, c’était peut-être sa première semaine. J’arrive ! Souriante, jolie, printemps soudain dans la salle, vivacité, vie montante, impatiente. Un instant de grâce suspendu, là, dans son regard. J’arrive ! dans son mouvement. Elle est revenue très vite, corbeille et bouteille, stress à nouveau. De la table à côté on lui faisait signe. J’arrive !… En lui servant son verre, une demi-seconde de trop, l’inattention fatale, il en avait partout ! La chemise blanche, le pantalon, des taches rouges sur le blanc, noires sur le gris. Il s’est retenu, j’ai bien vu, la crispation des lèvres, des épaules, de tout le corps quand il s’est levé d’un coup, sa serviette à la main. Elle, plus blanche que la chemise puis plus rouge que les taches qu’elle tentait en vain d’essuyer. Non non laissez, les toilettes c’est… ? Près du comptoir, juste à gauche. Il est parti très vite. Je me souviens je lui ai dit ne vous en faites pas. Je ne sais plus ce qu’elle m’a répondu, si elle a répondu. Elle tamponnait la nappe avec son torchon, déplaçait les couverts, les assiettes, les replaçait. Laissez, ce n’est rien je lui ai dit. Il est revenu au moment où elle rapportait deux verres de vin et une nouvelle corbeille de pain. Je suis désolée… Elle a dit ça très vite, elle regardait vers le comptoir, il a répondu ce n’est rien, il s’est assis, a rapproché sa chaise, elle est partie, on lui faisait signe d’une autre table. C’est malin, j’ai une réunion à quatorze heures, va falloir que je repasse chez moi. Heureusement c’est pas loin… Contrôle, courtoisie forcée, conversation. On en était où ? Ah oui, les acteurs, c’est ça qui est important, impliquer les acteurs internes, créer la confiance. Les partenaires c’est pas le problème, les synergies fonctionnent, mais l’interne tu comprends, c’est là. C’est affaire de management en fait. Je le regardais. Taches roses maintenant sur le blanc encore plus blanc de la chemise. J’absorbais les mots comme le torchon de la serveuse l’avait fait du vin sur la nappe à l’instant. Je me souviens m’être fait cette étrange réflexion en le regardant : on ne fait que déplacer des taches d’un tissu sur l’autre au bout du compte. Tu m’entends ?Oui, excuse-moi, j’ai eu une absence.Il avait vu bien sûr, il voyait tout, il comprenait au quart de tour, intelligence exceptionnelle disait-on de lui. On lui promettait un brillant avenir. Alors c’est sûr, les taches… Mais il m’aimait bien. J’avais réussi petit à petit. Je n’étais pas aussi haut qu’il l’était déjà, j’étais en quelque sorte son subalterne mais j’étais arrivé là où les statistiques avaient prévu que j’arrive. Ça l’étonnait sans doute, je sais pas, il admirait ça l’ascension sociale, c’était dans ses valeurs, le peuple, tout ça. Il avait donc vu que j’étais un peu ailleurs, entre le printemps blessé qui continuait son travail d’une table à l’autre, pressée et légère, belle et tendue comme la corde d’une gorge pour chanter, pour dire des vrais mots, et l’automne calme dehors, apaisé. On a abrégé le repas. Il fallait qu’il passe se changer pour la réunion. Au comptoir, en payant, il a dit qu’il rapportera la note du pressing.Un coup au ventre. Un coup mat. Les muscles d’un coup resserrés et puis je suis sorti, très vite, sans un regard vers l’intérieur du restaurant. Je l’ai attendu un peu plus loin. J’avais posé une demi-journée de congé alors on s’est dit au revoir à lundi et je me suis mis à marcher sans bien savoir où j’allais, droit devant d’abord puis j’ai tourné sur la droite, puis tourné encore et je me suis retrouvé devant le restaurant à nouveau. J’ai ralenti mon pas. Plusieurs tables s’étaient vidées et elle les débarrassait. J’ai failli entrer et puis je ne l’ai pas fait. Peut-être aurais-je dû ? Mais pour lui dire quoi : excusez-nous, ne vous en faites pas, je le connais, il ne la rapportera pas la note du pressing, il se fâche et puis après se calme ? Et puis discuter avec le patron ? Mais qu’est-ce que ça aurait changé s’il l’avait déjà engueulée ? Et que j’eus la réponse à cette interrogation qu’est-ce que ça aurait changé aussi pour elle, concrètement, ma sympathie contrite ?
La tache de vin
Stéphane et Jérôme organisent le grand événement du premier mai : la rencontre entre les habitants de l’ancien quartier des cheminots et ceux des Champs-Verts. Les quartiers ouvriers d’hier et ceux d’aujourd’hui. Qu’est-ce que ces gens ont à se dire ? à qui cela profite-t-il ? Stéphane ne sait plus trop bien. Jérôme ne se pose pas de questions, il avance. Marie refuse. Hervé, son père, est syndicaliste. Il se bat. Il n’abdique pas. Régine, Sarah, Simon, comme elle et lui sont debout. Indignés souvent. Ils travaillent ou cherchent à travailler et ce n’est pas facile. Pour simplement exister, dans la beauté des jardins et des rues, des paysages. Dans la fraternité ou l’amour qui les relient au monde.
Une tache de vin déclenche un orage.
L’événement aura-t-il lieu ? Que va faire Stéphane ? Et les salariés de la filière automobile ? Et ceux de la coopérative laitière ?
Format : 12 x 17
Nombre de pages : 144
ISBN : 978-2-84418-299-9
Année de parution : 2015
14,00 €
Poids | 101 g |
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Auteur |
Lahais Didier |
Éditeur |
Collection La Part Classique |