La petite plage

Marie-Hélène Prouteau construit ce livre en vingt-six fragments reliés entre eux par un même fil, une petite plage bretonne. Ce lieu d’enfance dessine un de ces paysages premiers, intimes et universels, tels ces vergers, jardins publics ou coins de rivière que chacun de nous garde au cœur,
Dans cette promenade de grand vent qui bouscule les époques se tisse un rapport sensitif aux éléments, odeur du varech, beauté sauvage des rochers, des vagues, des dunes, souvent tremplin au rêve.

Format : 12 x 17
Nombre de pages : 128
ISBN : 978-2-84418-319-4

Année de parution : 2015

14,00 

Catégorie :
Paysage mental
J’écris ces mots sur de longues laminaires qui se déroulent, tels d’antiques rouleaux de soie. Tracer ces lignes sans faire crier les grands arbres qu’on assassine ? Ce serait ma manière de préserver les forêts. Et d’être en harmonie avec mes longues marches sur la petite plage.J’écris dehors.C’est mon pays de marées. Avec ses vagues au bord de l’hystérie, cette petite plage me fait dans le cœur un tatouage d’écume. Un pays sous la peau. Quelque part dans un finistère sans majuscule, rebelle au découpage en départements. Du plus loin que je me souvienne, j’ai l’horloge des marées dans le corps et dans la tête. Et dans les oreilles, la mer, tantôt léger ressac, tantôt fracas d’enfer des vagues contre les rochers. Comme un rythme natif.J’écris l’histoire de la petite plage de sable blanc. Une histoire qui dure. Une histoire d’enfance, mais qui se prolonge, comme l’écume ne cesse de sourdre de la mer. Une plage où j’ai couru dans les vagues, joué sur le sable, ramassé des coquillages. Pareille au verger, au coin de rivière, au jardin public qui, pour d’autres, est le paysage premier. Elle me parle à voix basse, ma petite plage. Un anneau de granit est posé sur ses sables. Ses hauts rochers font abri dans la courbe protectrice de sa crique. Des rochers qu’on dirait alignés par des géants de légende aborigène. C’est un lieu presque irréel, comme si les contraires se fondaient en elle. À la fois rassurante, serrée sur son enceinte de pierre, mais aussi ouverte à l’inconnu, à la rage, aux fureurs. Des vagues, du vent, du monde. La petite plage est la gardienne, c’est son pacte avec les oiseaux de mer et les rochers. Le vent l’étreint, la mord, la ronge parfois jusqu’à l’os. Les dunes mangées d’air fou en savent quelque chose. Ici, la mer aux deux bouts de la Manche s’ouvre sur les grandes portes du vent. Entre mer et ciel, la petite plage n’en finit pas de dilater la vie, la sienne, la mienne aussi. J’y reviens souvent, j’aime marcher des heures durant sur les sables et les dunes. Où se promener en rêve, sinon là, entre les tamaris tordus comme les oliviers de Van Gogh et les oiseaux de mer qu’on dirait photographiés par Martine Franck à Thoraigh Island ? La petite plage recueille les présages et les rumeurs dans les voix tumultueuses de ses vagues. Il me suffit d’être à l’écoute. Comme elle bouge et change sans cesse, elle dépose en moi des choses qui n’ont plus rien à voir avec la terre. Rêves fluides et fragiles comme les sables ou le sillage des barques et qui, certains jours, me prennent, rien qu’à entendre claquer les voileries célestes.Au commencement, il y a l’eau-mère. Dans ce port de l’Atlantique Nord où je nais. Avant même le souvenir, avant l’appétit, la soif, le désir, ma toute première respiration, c’est le flux des marées. Ce flux des marées qui frappe aussi les quais de ce port où je vis depuis longtemps. Palpitations légères dans les remous de la Loire citadine. Entre Brest et Nantes, un dieu malin a fait des rico­chets et dessiné pour moi une diagonale océane. Drôles de lignes de vie. C’est comme un destin scellé dans les vagues : autour de moi, la vie dans mes ports d’attache semble désancrée à souhait. J’aime les hommes de mer, leurs paroles de sel. Leurs histoires de quais sombres, de bleus à l’âme et d’infamie racontées dans les bars enfumés quand coulent la bière et le vin de la tristesse. Tant de récits maquillant les angoisses de ces anonymes au regard perdu. Ceux qui ont tout quitté pour s’exiler de l’autre côté de l’océan, ceux qui portent sur eux l’odeur de la misère. Consigner les histoires de ces gens de la nuit que l’on croise dans ces sociétés masculines où l’on serre de près le corps des femmes, pourquoi pas ? Je me glisserais incognito, s’il le fallait, dans des habits d’homme, comme Julienne David, la femme corsaire qui a pris le maquis de la mer. N’empêche : la mer dans les ports me paraît bien domestiquée, elle se civilise un peu trop à mon goût. Je préfère capter la mémoire aspirée par le bondissement des vagues. De ce pays tout en turbulences qui semble surgi, brut, du chaos de l’origine. Comme si le roi David cédait sa harpe des vents à un musicien bruitiste déjanté. Comme si le créateur du monde s’était retiré pour laisser place à un artiste fou qui libère une énergie de centrale électrique. Je préfère ma plage, avec la mer en travail, qui ne cesse d’accoucher d’elle-même. La mer, elle monte, elle descend : deux unités de temps, cent visages. C’est un corps qui bouge dans le remue-ménage des marées. Je reste des heures à la con­templer, la sentir, l’embrasser. Du côté des rochers, souvent, cela s’emballe. Voici venir l’insurrection des vagues. L’attente infinie d’une lutte. Il vit en moi, dans mes veines depuis toujours, le désir de ce grand toucher sauvage. Avant l’invention du chagrin, avant le poinçon des blessures.Je sens dans ma poche un coquillage, une porcelaine nacrée, baptisé « petit cochon ». J’en fais souvent provision. Je le porte à ma bouche. Lisse comme un bonbon, avec la rondeur d’une amande au goût de sel. C’est comme retrouver la fraîcheur du sable où ma main l’a cueilli. Ce canton de sable est au plus profond de moi. Il se tient là, mi-réel, mi-imaginé, partout où je vais. Entre les embruns de la marée et des songes, il fait revenir les êtres que cette plage et les cheminements alentour m’ont donné de croiser.Collée à la vitre de la voiture, je suis celle qui apprend à lire la mer, le vent. Est-ce hier, est-ce aujourd’hui ? À chaque retour, la même émotion. C’est long depuis Nantes, pense l’enfant en route vers la mer. La voiture dépasse les petits bourgs. Encore loin ? À l’arrivée, la route se jette dans la mer. Le ciel de la Côte des sables est mon abécédaire. Pas besoin d’alphabet. Je déchiffre à tâtons l’écriture du monde. L’air contre mes tempes est le livre de la joie. L’éclat de la lumière sur la mer fait des phrases, immenses. L’odeur des algues me souffle des mots au visage, un paragraphe de tendresse en train de s’écrire. L’odeur des vacances qui me prend les narines. Je suis plantée au milieu des dunes. Comme la maison de vacances d’autrefois, face à la petite plage. J’habite un endroit qui tend la joue à l’illimité. Vagues sur le qui-vive, vent d’insomnie qui déboule de partout, rochers serrés en points de suspension sur le blanc des sables. La matière d’une beauté âpre que je confie à ces rouleaux de laminaires où j’écris. Cette petite plage en moi, c’est ma chance. C’est l’histoire de ses moments ordinaires et de ceux qui s’évadent du quotidien que j’écris. Rien de tel pour tenir à distance les hivers du cœur, les heures désemparées. J’invente une effervescence de personnages réels. Pour mon roman de grande houle. Roland Doré croise Michèle Morgan. Gauguin fait signe à mon grand-oncle revenu, les pieds gelés, des tranchées de la Grande Guerre. Ma grand-mère paysanne et un peintre calligraphe chinois frappent à ma porte. Je retiens mon souffle, ils arrivent sur la pointe des mots.