Fragments d’Europe

Fragments d’Europe est le récit de pérégrinations de Jean-Luc Le Cleac’h à travers l’Europe, de l’est au nord et parfois du sud à l’ouest, des souvenirs qu’il a gardés des cafés « sur le pouce » à Lisbonne, des vues sur la vieille ville de Prague depuis les jardins du château, de la petite fenêtre de la chambre d’hôtel à Cracovie qui donnait sur l’un des plus vieux cimetières juifs d’Europe, des glaciers d’Islande et des icebergs, à Jökulsárlón ou ailleurs…
Se mêlent également à ces réminiscences, dans un même ensemble, sans réelle discontinuité, des lectures ; y compris celles très anciennes dont ne subsistent plus qu’une idée, un mot, une couleur ou mieux encore, un parfum – peut-être celui d’une dame en noir…


Format : 12 x 17
Nombre de pages : 140 pages
ISBN : 978-2-84418-380-4

Année de parution : 2019

15,00 

Catégorie :

Je suis un européen indécrottable. Je me sens profondément européen, citoyen d’Europe – ce continent aux limites incertaines et mouvantes – par-delà les déboires, les vicissitudes, les déceptions aussi, que génère l’Union Européenne, à quoi je me garde bien de réduire l’Europe.
Ce livre est né d’une conviction : « On ne naît pas européen, on le devient ». De Saint Augustin, « On ne naît pas homme, on le devient » à Simone de Beauvoir « On ne naît pas femme, on le devient », la formule a beaucoup servi, il est vrai. à la différence de la citoyenneté française qui m’a été donnée d’emblée par l’état-civil, la conscience d’être européen – comme celle d’être breton d’ailleurs – s’est construite peu à peu, dans la durée. Sur l’éveil progressif de la conscience bretonne, il faut (re) lire Comment peut-on être breton ? de Morvan Lebesque, et plus particulièrement le très beau texte « La découverte ou l’ignorance », popularisé par le groupe Tri Yann, dans un album éponyme. De n’être pas évidente, de ne pas être donnée d’emblée, la conscience, l’identité que l’on construit pas à pas – identité bretonne, conscience européenne – est également plus solide, plus résistante, me semble-t-il. Il m’apparaît d’ailleurs que cette double conscience, bretonne et européenne, n’est bien souvent que l’avers et le revers d’une même médaille.
Mais on peut aussi, toute une vie durant, passer à côté de l’une comme de l’autre…

En ce qui me concerne, cette conscience européenne s’est forgée de deux manières essentiellement, par la littérature et par les voyages. Loin de s’opposer, ce sont deux modalités complémentaires. Elles dialoguent entre elles, se prolongent l’une l’autre, s’enrichissent. Je me suis rendu à Bruges sur les traces de Zénon, le médecin de L’Œuvre au noir, attachant personnage que l’on doit à Marguerite Yourcenar. Sans le lieutenant Grange et Un balcon en forêt de Julien Gracq, sans doute ne serais-je jamais allé en vacances dans les Ardennes (et surtout pas les Ardennes françaises !…). Si les montagnes du nord de la Vénétie m’attirent, c’est que je les ai déjà beaucoup parcourues en compagnie des forestiers, des chasseurs ou des paysans qu’évoquent les récits de Mario Rigoni-Stern. Les liens entre littérature et voyages – indépendamment de la littérature de voyage – sont riches et foisonnants.
C’est en cela aussi que se différencie à mes yeux l’Europe de l’Union Européenne : pour donner un seul exemple, l’Union Européenne met en avant quatre « libertés » fondamentales : « Libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes.  »
Dans cet ordre-là… Les personnes passent en dernier… Dans la conception de l’Europe qui m’anime, c’est l’inverse ; car depuis Platon, nous savons que « L’homme est la mesure de toute chose  ».

Que l’on n’attende donc pas ici un raisonnement serré, un plaidoyer en trois parties en faveur de la construction européenne, un péan en faveur de l’Union Européenne telle qu’elle existe, ou un panégyrique dans une prose technocratique et froide comme en produisent régulièrement les institutions européennes. Mon propos est d’une toute autre nature. Il ne relève pas d’une approche intellectualisée, mais de quelque chose de plus instinctif, de plus charnel aussi. Il s’apparente plutôt au pointillisme, ce courant pictural où les peintres utilisent de petites touches de couleur juxtaposées de préférence aux teintes plates.

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L’élément déclencheur de ce texte est sans doute le résultat du référendum britannique relatif à l’appartenance de la Grande Bretagne à l’Union européenne. C’est une réaction personnelle, impulsive, non détachable du contexte – le «  Brexit ». Au-delà de la tristesse que j’ai ressentie à l’annonce que la Grande-Bretagne allait quitter l’Union Européenne, j’ai surtout été affligé par les commentaires consternants de médiocrité entendus dans les médias dominants de la télévision et de la presse écrite : « Les individus éduqués et diplômés qui vivent dans les villes ont voté pour le maintien dans l’U.E. ; seuls les incultes, les individus mal dégrossis, issus des campagnes ont voté en faveur du Brexit »… je caricature à peine. Comme si les choses étaient aussi simples !…

Malgré les imperfections que je suis le premier à déplorer, l’idée d’union européenne doit être défendue. Il me paraissait important de dire ce que représente l’Europe pour moi. Quels contenus, quelles images, quels souvenirs s’y rattachent. Il s’agit d’esquisser ici, non pas un portrait de l’Europe, mais plus modestement de l’idée que je m’en fais  ; «  mon » Europe en quelque sorte.
C’est l’occasion de me remémorer, de faire revivre quelques souvenirs qui tiennent chaud au cœur et me réjouir des instants précieux où je me suis dit que la vie valait la peine d’être vécue. Je pense, en écrivant ceci, aux cafés bus « sur le pouce » à Lisbonne, aux vues sur la vieille ville de Prague telles qu’on la voit depuis les jardins du château, aux pauses dans les cafétérias des musées des Pays-Bas à l’issue des visites dont je sortais ébloui, à la petite fenêtre de la chambre d’hôtel où j’étais descendu à Cracovie, qui donnait sur l’un des plus vieux cimetières juifs d’Europe, aux glaciers d’Islande et aux icebergs auxquels ils donnent naissance, à Jökulsárlón ou ailleurs… Se mêlent également à ces réminiscences, dans un même ensemble, sans réelle discontinuité, des lectures ; y compris celles très anciennes dont ne subsistent plus qu’une idée, un mot, une couleur ou mieux encore, un parfum – peut-être celui d’une dame en noir… « Il est donc possible que mon âme ne se compose que de souvenirs […] Seuls persistent l’ombre des choses, le soupçon de l’existence des êtres, jamais les faits en soi ne subsistent […] » (Mon Europe p. 128, Andrezj Stasiuk).

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S’agit-il pour autant de souvenirs de voyage ? « Voyage » n’est pas sans doute pas le terme le plus adéquat : il laisse entendre une distance, un éloignement de notre cadre de vie habituel. Et pourtant, quel mot retenir ? Nous avons tous dans notre entourage des amis qui sont allés au Japon, aux Etats-Unis ou ailleurs, pour les besoins de leur travail, et qui reviennent épuisés par le décalage horaire, la différence de mœurs ou de comportements auxquels il faut constamment prendre garde. Ils n’ont rien vu du pays où ils étaient – ils le disent eux-mêmes avec regret – que l’aéroport, l’hôtel anonyme où ils étaient logés, le centre des congrès ou l’immeuble de bureaux qui abritait l’assemblée à laquelle ils étaient conviés  ; « non lieux » interchangeables et impersonnels au sens où Marc Augé donne à cette expression. « Ravages du style international : on circule mais il n’y a plus rien à voir » nous dit Michel Collot (La pensée-paysage, p. 78).
à l’inverse, j’en connais – ce sont parfois les mêmes – qui reviennent éblouis d’un week-end aux Glénan, ou dans les abers du Finistère Nord, c’est-à-dire «  juste à côté »… L’ailleurs commence ici, c’est bien connu ; il est toujours possible de « se dépayser dans son propre pays » et de « voyager dans le familier ».
L’intérêt, le plaisir que nous avons à parcourir, ou simplement à nous tenir en un lieu, n’est en rien en relation avec la distance, et c’est heureux. C’est pourquoi je suis tenté d’entendre par « voyage » tout déplacement qui ne relève pas de la stricte utilité, qui n’est pas dicté par la nécessité. Qui disait que « L’homme n’est homme que dans la mesure où l’utile ne guide pas chacun de ses actes » ?
Goûter le vent à Ulapool (Ecosse), sentir le soleil sur sa peau à Varna (Bulgarie) malgré le sentiment de déréliction que procurent la ville et le port …autant de motifs légitimes de voyages.

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Ces pages peuvent être vues aussi comme un texte sur le temps et l’espace : les voyages – dans le proche ou le lointain – renvoient à l’espace, alors que la littérature m’est toujours apparue intimement associée au temps – à sa circulation, à son écoulement – comme ayant partie liée avec la mémoire également.
Je crois que ce qui s’écrit, entre oubli et réactivation de souvenirs anciens, est davantage une nouvelle création, l’écriture d’un événement nouveau, qu’émergence de moments passés. Loin de la fausse évidence qui voudrait qu’« avec le temps, on oublie les mauvais moments pour ne retenir que les bons », il me semble qu’il s’agit d’un phénomène autrement plus complexe et donc beaucoup plus intéressant à questionner. Ces souvenirs, ces bribes de temps, ils me paraissent être doués d’une vie autonome. Ils nous reviennent à l’esprit de loin en loin, au bout de temps très longs parfois, mais imperceptiblement transformés. Nous les reconnaissons cependant, comme nous identifions des personnes qui nous ont été proches, que nous avons perdues de vue, mais dont les traits nous sont immédiatement familiers, au moment où nous les revoyons, quand bien même dix ou vingt ans se sont écoulés.

Lire, voyager… repenser à ses lectures, se souvenir de ses voyages… Tenter de faire entendre en quoi, les uns et les autres ont contribué à forger une conscience européenne, ou plus simplement une idée de l’Europe, laisser libre cours aux idées qui naissent à l’évocation de ces pensées. Voilà toute l’ambition de ces pages.
Il y a un enchantement inattendu dans ces réminiscences et un plaisir insoupçonné dans ces digressions. Peut-être est-ce même là que réside le véritable bonheur, c’est ce que Marcel Proust et quelques autres à sa suite, laissent entendre en tout cas.

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