Fil de fer

Ses petits camarades l’appellent Fil de Fer. Sa mère l’élève seule. Cette jeune et belle femme est une « demi-folle ». Mégalomane, elle se croit une ascendance prestigieuse, se rêve un brillant avenir au Théâtre – où elle ne trouve que des figurations. Hystérique, elle bat son fils qu’elle accuse de tous ses insuccès.
Conté très franchement, presque à la première personne, mais sur le mode burlesque, Fil de Fer est la chronique d’une enfance martyre. Mais c’est aussi la tragédie d’un fils qui découvre avec honte que sa mère est exposée à la pitié et la risée de tous. Et d’autres aspects d’un passage à l’adolescence assez particulier, vers 1880, dans le quartier Pigalle encore naissant.
Une surenchère osée et réussie à Poil de Carotte.

 

Format : 12 x 17
Nombre de pages :
 480 pages
ISBN :
 978-2-84418-212-8

 

Année de parution : 2006

18,00 

Catégorie :

Chapitre où la marquise de Saint-Scolopendre de Tirlapapan-Ribbon-Ribette et « Fil-de-Fer » sont présentés en liberté. – Causerie.

Un soir après dîner, à l’heure des intimités et des douces causeries, Madame de Saint-Scolopendre, encore à table et digérant, prend la parole et haran-gue son garçon « Fil-de-Fer ».
C’est une belle femme, jeune encore. Elle a les cheveux roux, de grands yeux verts et, depuis toujours, Elle contemple son fils comme une panthère qui aurait enfanté un cabri.
Elle rote, puis commence :
– Imbécile, chameau, fainéant, crapule !
« Fil-de-Fer » lève la tête.
Long, dégingandé, c’est un galopin pourvu d’un grand cou maigre, d’un teint pisseux et d’une poitrine étriquée. Il peut avoir une pièce de onze ans mais il en paraît quinze. Ses devoirs terminés, il rêvassait assis près du poêle, ses immenses guibolles tortillées l’une sur l’autre, en vrille, lorsqu’il a été interpellé.
Il est habitué aux récriminations maternelles, lesquelles, il en a le souvenir confus, l’ont salué dès sa tremblante enfance et n’ont plus cessé.
Il sait qu’à la moindre protestation guettée âprement, ces insultes et reproches se ponctuent par des gifles, voire une dégelée complète.
Aussi, comme d’habitude, les enregistre-t-il patiemment, le visage fermé.
Il se tait mais il pense :
– Aïe ! les grandes eaux ! Tenons-nous bien ou sans ça, gare !
Cependant n’a-t-il pas « osé » regarder Madame de Saint-Scolopendre et sembler surpris ?
Il ne soufflait mot et Elle le vitupère !
Cette stupeur semble une bravade. Or, comme il importe de consolider à chaque instant Son Autorité et la juste terreur qu’Elle lui inspire, se hâte-t-elle :
– Voulez-vous (Madame de Saint-Scolopendre vouvoie toujours son fils : ça lui paraît plus auguste, et puis c’est un souvenir de son éducation qui fut an-glaise) voulez-vous baisser les yeux ? Ne pas défier ainsi Votre Mère ? Hypocrite ! J’ai dit : oui crapule ! oui imbécile ! oui voyou ! oui fainéant !
– Elle en ajoute ! calcule « Fil-de-Fer », mais qu’est-ce que ça fait ! Je les sais par cœur comme les chefs-lieux de mes départements.
Madame de Saint-Scolopendre, contente de l’avoir maté si vite, reprend :
– Vous ne valez pas la corde qui vous pendra ! Vous avez les plus mauvais instincts et je puis, si je veux, vous faire enfermer dans une maison de correction jusqu’à vingt-et-un ans !
« Fil-de-Fer » baisse le front comme s’il recevait de la pluie. Cette incarcération qu’Elle lui promet sans cesse est son épouvante fixe. Il se figure que, sur une simple lettre d’Elle, on accourra pour le boucler. Elle le lui persuade à toute heure.
Chut ! Chut ! Écoutons :
– Que seriez-vous sans Moi ? Moi, qui me tue pour vous donner de l’instruction, une jolie écriture, du style, des belles manières, un peu de musique, une soupe tous les jours que Dieu fasse, (tiens aussi, vais-je vous donner des ortolans ? Non non, pas de ça, Lisette !) et qui ne suis récompensée de tant de sacrifices, que par une ingratitude noire, les penchants les plus vils, l’ignorance, le vice et la paresse !
– Je suis bien logé, se dit encore « Fil-de-Fer ». Et d’abord, Elle ne se « tue » pas du tout pour moi, comme Elle le prétend. Je lui sers surtout à mendier. Elle apitoie les gens, depuis des années, en leur contant je ne sais quelle histoire d’héritage et de famille qu’Elle recherche : Elle serait une « demoiselle noble », dégringolée de son arbre généalogique, et restée seule avec « cet enfant ».
Son esprit extravagant l’empêche de se livrer à n’importe quel travail suivi : son orgueil lui interdit de faire des basses besognes, sa beauté, sa distinction intéressent ; ses malheurs imaginaires émeuvent et, au fond, c’est moi qui lui « rapporte » comme Elle dit.
Quant à mon ignorance, continue-t-il, toujours in petto, je travaille tant que je peux… je suis toujours à l’école un bon élève, j’emporte prix et médailles… il n’est rien que je fasse pour lui prouver ma bonne volonté : un jour ou l’autre j’obtiendrai bien mon certificat d’études… Que lui faut-il de plus ?
Pour la soupe, donnée « tous les jours que Dieu fasse », n’en parlons pas, elle est trop sommaire. Si, parfois, quelque maman de camarade ne me servait à manger en cachette, je périrais, d’autant mieux qu’Elle a inventé de me purger deux fois par semaine, les jeudis et les dimanches, pour m’empêcher de sortir.
Tout cela défile, rapide, dans l’esprit de « Fil-de-Fer » pendant que Madame de Saint-Scolopendre continue :
– Brute ! Chameau ! Il a le nez de son père !
Pour le coup, « Fil » esquisse un geste qui signifie :
– En suis-je seul coupable ?
– Taisez-vous ! ordonne furieuse Madame de Saint-Scolopendre, je sais ce que je dis peut-être ! Vous avez le nez de votre père, de votre salaud de père qui m’a tant torturée, fait endêver et bouillir à petit feu ! Une Créature comme Moi, l’infâme ! Allez donc voir à présent s’il veut vous entretenir ?
Injurier le spectre de son compagnon qu’Elle a lâché pour suivre ses phantasmes est un des dadas familiers de Madame de Saint-Scolopendre de Tirlapapan Ribbon-Ribette. Ça ne fait pas plaisir à « Fil-de-Fer » qui l’a connu, et n’a jamais eu qu’à se louer de sa douceur et de sa bonté.
Dans le secret de son cœur, il l’approuve de ne plus s’occuper, ni d’Elle ni de lui, car tout jeune, il les a vus se battre comme des félins et il se doute de l’existence qu’il eut par celle qu’Elle lui tisse.
Notamment, il se rappelle qu’Elle lui brisait sur le crâne toutes les faïences du ménage ou qu’Elle lui expédiait le dîner en pleine figure.
Le pauvre homme, après des années de chagrin, de patience, et une pension mensuelle qu’il a servie pendant des mois et des mois, a fini par disparaître dans la tourmente et n’a plus jamais donné de ses nouvelles, ayant peut-être assez, à la fin, d’une lionne qui se considérait comme avilie par les humbles labeurs du foyer, qui rêvait théâtre, lui enlevait son petit, et, par surcroît, auréolait sa bonne face de colosse paisible, de cafetières ailées, pleines de café bouillant, et de gigots volants tout chauds sortis du four.
Aussi « Fil-de-Fer », écrasé, constate qu’il ne peut, effectivement, se « faire entretenir » par un Être devenu mythique, par un Personnage retourné dans le grand Tout, qui sait ?
Mais Madame de Saint-Scolopendre n’a pas fini : Elle cause toujours à son fils, à son « chameau d’enfant », car ce fils lui appartient en propre jusqu’à l’âge de vingt-et-un ans. Elle le déteste, mais Elle ne voudrait cependant pas s’en séparer, pour les raisons énoncées plus haut. Il est sa « chose » et il ferait beau voir qu’une autre le revendiquât :
– Crétin, vicieux personnage. (Moi ! proteste mentalement « Fil-de-Fer » qui cogne sur ceux de mes camarades qui veulent toucher à ma « boutique » !!) Menteur ! Triple menteur ! Tartufe ! Jésuite ! Vous vous croyez beau peut-être !
Jamais, au grand jamais, le gamin n’a eu, de lui-même, une opinion si flatteuse.
Il se sait trop pâle, trop maigre, trop laid, avec ses grandes oreilles décollées, son œil gauche où persiste (en dépit des purges) une conjonctivite obstinée, sa fameuse taille qui fait ombre à la splendeur de la Marquise, son cou d’autruche, paré d’un faux-col révolté, ses galoches usées, ses grands pieds, ses grands bras qui montrent leurs poignets, et ses intraduisibles pantalons, toujours trop courts à ses longs tibias, et perpétuellement détruits aux fesses.
Ça ne fait rien, Madame de Saint-Scolopendre accuse :
– Si, je le vois, vous vous croyez beau et distingué certainement. Ah ! vous me faites rire, laissez-moi bien rire …
– Je ne l’en empêche pas ! objecte toujours en lui-même « Fil ».
– … Tenez, levez-vous, examinez-vous dans la glace, je vous y autorise !
L’immense garçon se déploie, se mire rapidement et se rassied aussitôt. Il s’est retrouvé… oui… c’est bien ça… le teint verdâtre… les vastes oreilles… l’œil rouge… le torse tour-de-babélique… les jambes… oh ! les jambes… le tout : un fœtus monté sur pincettes.
Impitoyable, Madame de Saint-Scolopendre le juge :
– Avez-vous vu ? Hein ? L’avez-vous bien une tête de canaille et d’assassin avec vos cheveux collés à la chien ? Non mais, je me demande parfois qui vous a mis au monde ?
– Ça n’est peut-être pas Elle ! glousse silencieusement « Fil-de-Fer », un instant transporté d’espérance.
Mais Madame de Saint-Scolopendre :
– Qui dans les rues se figurerait, lorsque vous marchez à côté de moi, que vous êtes mon fils ? Personne en vérité.
– Aussi Elle ne me sort guère, récapitule « Fil », et quand Elle s’y décide, Elle me fait marcher à dix mètres devant, tant Elle est fière de moi !
– J’ai trente ans, prononce Madame de Saint-Scolopendre, j’en parais vingt-six, je suis dans ma force et dans ma fleur… j’ai un port de reine, et rien qu’à voir ma démarche, on devine qui je suis, d’où je sors.
» Tous les hommes sont amoureux de moi, mais je ne suis pas de la basse classe… Ah ! certes. Je suis d’origine noble… je suis la fille d’un Garde du Corps sous Charles X… (Vive le Roy ! glapit, sans bruit, l’irrespectueux « Fil-de-Fer »). Je suis nièce d’un Amiral qui fut Pair de France et dont la lignée remonte aux Croisades. Et tout cela se voit sur ma figure, tandis que vous, ah ! vous, pouah !
Et Madame de Tirlapapan Ribbon-Ribette esquisse une moue d’inextinguible mépris pour l’inférieur produit de son utère.
Elle répète :
– Et je me tue et me sacrifie pour vous élever ! Si je ne vous avais pas, je serais sur les planches où j’aurais, grâce à ma beauté, à mon nom de demoiselle, fait un riche mariage ; mais voilà… je vous ai… vous êtes mon boulet, mon porte-guigne !
Cette fois « Fil-de-Fer » qui la croit épuisée déclare hautement :
– Je vous l’ai déjà offert… voulez-vous que j’essaie de m’embarquer comme mousse ? J’ai onze ans… j’en parais quatorze ou quinze… je vous enverrai ce que je gagnerai, rassurez-vous. Ou bien, voulez-vous me mettre de suite en apprentissage, chez un sculpteur ? un décorateur ? que sais-je ? ou quelque métier analogue ? Justement, j’ai du goût pour le dessin. De cette façon je serai toujours nourri, et lorsque j’aurai fini mon stage, je travaillerai et vous rapporterai mes gains !
Ce disant, il sait bien qu’il va la rendre enragée, car maintes fois Elle l’a déclaré, Elle a horreur de « l’Ouvrier » et jamais, non jamais, le petit-fils d’un Garde du Corps sous Charles X (Vive le Roy !) le petit-neveu d’un Amiral qui arrive de Palestine ne « portera la blouse », dût-il en crever.
En réalité, Elle a une peur affreuse qu’il s’affranchisse de sa tutelle agressive, et Elle pense que s’il apprenait un métier, il se tirerait des flûtes en la laissant se débrouiller toute seule avec ses armes, son blason, ses aïeux, sa débordante intelligence et ses radieuses perfections.
« Fil » achève :
– Je ne veux plus être à votre charge, ni un obstacle à votre carrière dramatique ou à quelque riche alliance, et demeurer toujours sous la menace du pénitencier.
Alors… alors… Madame de Saint-Scolopendre fond en larmes…
– C’est cela… c’est bien ce que je disais… vous voulez m’abandonner, après tous les sacrifices accomplis… ah ! c’est bien l’ingratitude du père… ingratitude, ingratitude ! Comme je suis malheureuse d’avoir engendré un pareil monstre… j’aurais mieux fait de vous tordre le cou dès votre arrivée… (Certes ! approuve-t-il) C’est bon… allez vous coucher… je sais ce qu’il me reste à faire.
Et, en guise de bonsoir, Elle allonge à « Fil-de-Fer », sur sa tête de « canaille et d’assassin », une ou deux taloches qui portent.
Les autres, il les esquive. Puis il disparaît dans le réduit qui lui sert de chambre…
– Demain, lui crie-t-elle encore, demain… vous m’entendez, chameau ?… vous irez chez le coiffeur vous faire couper les cheveux aux « Enfants d’Édouard ».
– J’aurai l’air d’un veau ! se murmure « l’ingrat », et Elle qui se plaint déjà de ma disgrâce, Elle ne sait qu’inventer pour m’enlaidir.
Puis philosophiquement, il insère, comme il peut, dans ses couvertures et son lit de camp trop courts, ses grêles pattes de casoar et, récapitulant la causerie qui vient de s’échanger, il conclut :
– Dire que tous les jours, c’est comme ça, quand ça n’est pas pire !

Poids 300 g
Auteur

Rictus Jehan

Éditeur

Collection La Part Classique