Le Mouvement Dramatique Irlandais
J’ai choisi comme thème de mon allocution le Mouvement Dramatique Irlandais parce que quand je considère le grand honneur que vous m’avez conféré, je ne puis oublier un certain nombre de personnes, connues ou non. Les comités anglais ne vous auraient peut-être pas fait parvenir mon nom si je n’avais pas écrit de pièces, de critique théâtrale, si ma poésie lyrique n’avait pas la qualité d’un discours que l’on tient sur une estrade, peut-être même – bien que ce ne fût sans doute pas leur intention – si elle n’était pas à un certain degré le symbole d’un mouvement. Je souhaite parler à l’Académie Royale de Suède du travail, des triomphes et des difficultés de mes amis artistes.
La littérature moderne en Irlande, et de fait cette agitation de la pensée qui préparait la voie à la Guerre anglo-irlandaise, commença quand Parnell perdit le pouvoir en 1891. Une Irlande désenchantée et aigrie se détourna de la politique parlementaire ; un événement se prépara et le cours des choses commença, je pense, à être troublé par la longue gestation de cet événement. Le Dr. Hyde fonda la Ligue Gaélique, qui pendant de nombreuses années remplaça le débat politique par une grammaire gaélique, ainsi que les réunions politiques par des assemblées de village, où les chansons étaient interprétées et les histoires racontées en gaélique. Dans le même temps, j’avais initié un mouvement en anglais, dans la langue dans laquelle l’Irlande moderne pense et traite ses affaires ; créé certaines sociétés où employés de bureau, ouvriers, hommes de toutes classes pouvaient étudier ces poètes, romanciers et historiens irlandais qui avaient écrit en anglais, et autant de littérature gaélique qu’il en avait été traduit en anglais. Mais la majeure partie de notre peuple, habitué aux interminables discours politiques, lisait peu, et, par conséquent, dès le tout début nous sentîmes que nous devions avoir notre propre théâtre. Rien dans les théâtres de Dublin ne pouvait nous les faire considérer comme nôtres. C’étaient des établissements vides loués par les troupes théâtrales anglaises, et nous voulions des pièces irlandaises et des acteurs irlandais. Quand nous pensions à ces pièces, nous pensions à tout ce qui était romantique et poétique, car le nationalisme auquel nous aspirions – semblable à celui auquel chaque génération a aspiré dans les moments de découragement – était romantique et poétique. Cependant, ce ne fut qu’à partir du moment où je rencontrai en 1896 Lady Gregory, membre d’une vieille famille de Galway, qui avait passé sa vie entière entre deux maisons de Galway, la maison où elle était née et celle où elle s’était mariée, qu’un tel théâtre devint possible. Autour d’elle vivait une paysannerie qui racontait des histoires dans une sorte d’anglais dont la syntaxe ressemblait beaucoup à celle du gaélique, l’essentiel de son vocabulaire était tiré de l’anglais des Tudor, mais ce fut très lentement que nous découvrîmes dans leurs récits notre puissant instrument dramatique, en fait, pas avant qu’elle ne commençât d’écrire. Bien que mes pièces aient été écrites sans dialecte et en vers blancs anglais, je pense qu’elle fut attirée par notre mouvement parce que leurs thèmes principaux différaient peu du thème des histoires locales. Sa propre maison a été protégée par sa présence, mais la maison où elle naquit fut brûlée par des incendiaires il y a quelques mois de cela ; et de pareils incidents se sont reproduits dans la majeure partie de l’Irlande. Une dispute pour un acre de terre litigieux peut conduire nos compatriotes à une monstrueuse sauvagerie, et si dans leur guerre contre la police auxiliaire anglaise on ne leur témoigna aucune pitié ils n’en montrèrent aucune en retour : le meurtre répondait au meurtre. Pourtant, l’ignorance et la violence peuvent se rappeler la plus noble beauté. J’ai à Galway une petite tour ancienne, et quand je monte à son sommet je puis voir pas très loin un champ vert où se dressait jadis le cottage à toit de chaume d’une femme dont la beauté est célèbre dans tous les alentours, la maîtresse d’un petit propriétaire terrien du coin. J’ai parlé avec les plus âgés qui se souvenaient d’elle, quoique tous soient morts à présent, et ils en parlaient comme le vieil homme sur le mur de Troie parlait d’Hélène ; hommes et femmes ne différaient pas dans leur éloge. Une vieille femme, sur la jeunesse de qui les voisins entretenaient une histoire scandaleuse, disait d’elle : « Tout mon corps tremble quand je pense à elle » ; et une autre femme sur la montagne voisine disait ; « Le soleil et la lune ne brillèrent jamais sur quelqu’un de plus beau, sa peau était si blanche qu’elle paraissait bleue, et elle avait deux petites taches rouges sur les joues. » Et des hommes parlaient de la foule qui s’étaient rassemblée pour la regarder un jour de foire, et d’un homme « qui mourut en traversant la rivière à la nage », pour pouvoir la voir. Il existait une chanson écrite par le poète gaélique Raftery qui lui apporta une grande renommée et les cottages la chantent encore, bien qu’ils ne soient plus aussi nombreux à la chanter aujourd’hui que quand elle était jeune :
Ô étoile de lumière, Ô soleil de la moisson,
Ô chevelure d’ambre, Ô ma part du monde,
C’est Mary Hynes, la femme calme et naturelle,
La beauté habite son corps et son esprit.
C’était comme si l’ancien monde traînait tout autour de nous avec sa liberté d’imagination, son goût prononcé pour les bonnes histoires, la force de l’homme et la beauté de la femme, et que tout ce que nous avions à faire était de faire en sorte que la ville pensât et sentît comme la campagne ; cependant, nous découvrîmes bientôt que la ville ne pouvait nourrir que des pensées citadines..