Correspondance (1966-1978)

Cette correspondance croisée de deux poètes est le dialogue fraternel de deux solitaires qui, dans leurs déserts respectifs, ont su se trouver et se reconnaître.

 

Format : 12 x 17
Nombre de pages : 256 pages
ISBN : 978-2-84418-011-7

 

Année de parution : 2001

15,00 

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Jérusalem, le 3.1.66.

Cher Georges Perros,

Je voulais d’abord me donner du mal pour vous écrire, pour vous louer de mon plaisir à vous lire dans la N.R.F.1
Puis non. D’ailleurs le charme de votre écriture vient justement de ce que vous donnez au lecteur du fil à retordre sans qu’il s’en aperçoive.
Sans la littérature, on ne saurait ce que pense un homme quand il est seul2, dites-vous. Grâce à la littérature sans doute encore moins, mais il y a cette forte impression d’un réseau d’hommes tout autour de la planète, qui tels des cosmonautes, parlent vaillamment dans le désert.
Vous avez deviné sans doute que c’est encore un malheureux, pris de poésie, qui vous parle. Un ami aussi, qui vous lit avec joie dans son lointain désert.
L. Gaspar

2.

[14 janvier 1966]

Cher Monsieur,

Votre lettre m’a bien intrigué. D’abord par son point de départ, figuré sur l’enveloppe en timbres qui font rêver. Puis, ouverte, l’émotion de vous lire. Alors, la N.R.F. va jusqu’à Jérusalem1, et mes malheureux mots y trouvent écho ! Assez inattendu, mais chaud à se dire.
Parce qu’il fait plutôt froid, et je ne parle pas seulement de la température. Votre désert touche au mien, ce qui prouve qu’écrire, fût-ce en sourdine, n’est pas tout à fait vain.
Si l’envie vous prend de me dire ce que vous faites, ou êtes, dans ce pays qu’on ne peut que trouver magique quand on n’y vit pas, je serai bien heureux de le savoir. Pris de poésie, oui, nous le sommes sans doute un peu tous, mais beaucoup en sont effrayés.
Enfin, merci de votre signe, qui m’a naturellement touché.
Amitié.
Georges Perros

3.

23.1.66

On se croit solidement taillé parmi les pierres, assez aride et assez cuit par les étés puis on est accroché au détour d’une phrase et pour finir on ressent une bonne petite chaleur quand ces lointains qu’on finit par croire inhabités, vous font signe. À vrai dire, le désert de pierres qui nous entoure n’est rien par rapport au désert des Revues dites littéraires, qui vues de notre lointain ont bien peu de chose à offrir en dehors d’une prétention aussi complexe que stérile, d’intellectuels fatigués. Aussi a-t-on envie de pousser des cris lorsqu’on tombe sur des mots qui sont écrits par des humains pour des humains. Cette race en perdition.
Peut-être me trouverez-vous dur – et cachant on ne sait quelles prétentions, – cela doit être la faute de ces paysages arides et interminables où j’aime tant suivre les tribus en marche ou camper sous un ciel nocturne effarant de précision également interminable.
Maintenant que je vous ai dit que j’écrivais, il faut vous rassurer tout de suite que je n’ai jamais rien publié encore et que cela m’étonnerait assez fort que cela m’arrive, mais on ne sait jamais. J’ai bien envoyé depuis cinq ans des poèmes un peu partout, mais c’est un article, vous êtes payé pour le savoir je suppose, invendable de nos jours3. Puis il y en a tout de même tellement… Cela en devient banal et ennuyeux. Il vaudrait mieux essayer de la vivre la poésie, mais c’est tellement plus difficile.
Je prends aussi, depuis longtemps, comme vous, des notes ; n’ayant pas d’interlocuteur dans le désert, je suis bien obligé de résoudre mes problèmes les plus terre à terre, comme les plus prétentieusement divagants sur un bout de papier. Mais tout cela manque d’intérêt. À défaut de communication j’ai fini par considérer l’écriture comme un instrument de recherche, un jeu de patience avec moi-même et j’en retire suffisamment de satisfaction pour continuer. Que j’aime, ou n’aime pas ce que je fais n’a rien à y voir, c’est plus un problème de structuration comme pour une plante de pousser.
Bon. Malgré et contre tout ce bla-bla-bla, venez plutôt nous voir un jour, ce n’est pas si loin, ni difficile ; une 2 CV y suffit.
Dites-moi si vous voulez, ce que vous faites dans la vie en dehors d’écrire et continuez d’écrire vos notes qui nous ravissent.
Amicalement.
Lorand Gaspar

L. Gaspar
Jérusalem POB 264
JORDANIE

4.

[17 février 1966]
Oui, oui, merci, j’ai bien reçu votre lettre et votre carte… maraîchère. Les deux m’ont fait du bien.
Vous me demandez ce que je fabrique en Bretagne. Vous avez quitté Paris pour le Sud-Est lointain. J’ai fait de même pour l’Ouest, ce Finistère m’ayant toujours travaillé la peau. J’y suis d’abord venu seul, puis accompagné. Je me suis même marié, le maire en a pleuré, et fait, ou fait faire, trois gosses à la dame en question. Nous avons sensiblement le même âge, un peu au-dessus de la quarantaine, et nos mouflets nous arrivent aux genoux. Pour le moment, ils ont la coqueluche.
Question travail, je suis depuis une quinzaine d’années lecteur au Théâtre national populaire, ce qui me donne la migraine – et très peu d’argent. Mais il y a les allocations familiales ! Enfin, nous mangeons tous les jours, ce qui paraît nécessaire.
C’est donc l’amour qui m’a amené ici, passion des éléments, ciel, mer, horizons. Il est bien difficile d’expliquer ses amours. Disons que sans la mer, je me sens « enfermé ». Le sac que nous portons, et qui nous porte, y suffit largement.
L’écriture, vieille habitude, fait le reste. Dans l’extraordinaire monotonie des jours et des nuits.
Vous me proposez d’aller vous voir en 2 CV. Je ne dispose que d’une moto très archaïque qui me vaut pas mal de contraventions. Puis ma tête ne revient pas aux serviteurs de l’ordre. J’ai beau ne pas avoir de lumière, ils me voient tout de même. Très délicat à faire comprendre au juge.
Si ça vous chante de m’envoyer de vos poèmes, je les lirai bien.
Et ne revenez-vous jamais en France ? Aucune nostalgie ? Moi, c’est comme si j’étais… nulle part. D’ailleurs, je ne vote pas. Je ne suis pas un bon citoyen. Dieu merci, ça ne manque pas.
Écrivez-moi, c’est un plaisir. Salut à vous.