1950
Lettre 1 – Georges Perros à Jean Grenier
[15 mars 1950]
Monsieur,
Il faut oser. J’ai souhaité ce voyage au Caire en pensant que peut-être je pourrais vous y rencontrer. M’y voici, et je ne me pardonnerais pas de n’écouter que ma timidité.
Vous avez écrit un livre : Les Îles qui m’a, tout aussitôt lu, donné envie de vous connaître. Impression ressentie deux ou trois fois avec des contemporains. J’appris que vous professiez en Égypte, et le hasard pour une fois, me comble, le premier pas est fait, et ce pas se mesurant en milliers de kilomètres, les Dieux, si j’ose dire, y ont mis la main.
Je fais partie de la troupe de la Comédie Française actuellement à l’Opéra. J’en suis le plus humble représentant, d’ailleurs décidé à ne plus faire de théâtre sous peu.
J’ai lu, je pense, l’essentiel de votre œuvre, des Inspirations aux études consacrées à Jules Lequier et recherché tous vos articles parus dans la N.R.F. ou Fontaine. Particulièrement passionné par vos recherches sur la notion d’indifférence, problème que j’ai tenté d’éclaircir pour mon compte dès que j’eus découvert Paul Valéry.
Aucune culture… disons orientale et trop peu sûr de mes muscles intellectuels pour aller y chercher pâture.
Si la chose ne vous ennuie pas trop, et si l’émotion de vous connaître ne vous paraît pas pénible à supporter, soyez gentil, donnez-moi ce plaisir.
Nous restons au Caire jusqu’à la fin du mois, et à part les possibles répétitions, je suis à votre disposition. Dois-je remercier ?
Votre
Georges Poulot.
Lettre 2 – Jean Grenier à Georges Perros
[Le Caire] 17 mars 19501
Monsieur,
Je serai heureux de faire votre connaissance. Voulez-vous ce soir Vendredi à 6 h au jardin Groppi, rue Adly pacha, qui est très proche de ma pension et aussi du théâtre ? Je m’informerai de vous à la caisse de l’établissement.
Croyez-moi, Monsieur, bien à vous –
Jean Grenier
Pension Roma
49557
Veuillez me téléphoner aussitôt ce mot reçu, je resterai à la pension jusqu’à 6 h.
Lettre 3- Jean Grenier à Georges Perros
dimanche soir [19 mars 1950, Le Caire]
Nous ne rentrons pas dîner ce soir. À demain donc si vous voulez bien, à 1 heure – à la pension.
Bien vôtre.
Jean Grenier
Lettre 4 – Jean Grenier à Georges Perros
81bis pour M. Georges Poulot [20 mars 19501]
Je vais aller au musée. Suivez le groupe dirigé par Mme Mamlouk.
(Amitiés françaises)[.] Je vous retrouverai.
Vôtre.
J.G.
Lettre 5 – Georges Perros à Jean Grenier
[11 avril 19501]
Alexandrie.
Monsieur,
Si je prenais votre lexique à mon compte, c’est une feuille blanche que je vous enverrais. Et ce ne serait pas une boutade.
On sait mal dire ce qui vous est évident. Il m’est cependant impossible de quitter l’Égypte sans vous saluer, le plus simplement possible, et la simplicité n’est pas mon fait. On n’est là, je pense, que pour simplifier, se simplifier ; mais pour accorder tous nos instruments, quelle patience ! Et comme on voit bien que la plupart y ont renoncé prématurément. Les hommes nous aident à gagner… notre salut, mais certes pas comme on le désirerait.
À rebours. Et tout ce qu’ils nous reprochent le plus quotidiennement, le plus spontanément, nul besoin d’aller chercher ailleurs le plus valable de notre nature. Leur plaire, c’est presqu’à tout coup se déplaire, et se plaire sans les gêner dans leurs airs penchés, quel problème !
Le moindre désintéressement, s’il n’est pas d’ordre financier – car ils s’entendent à tenter de tromper les « voyeurs-Dieux » en étant larges du porte-monnaie ! – le moindre geste sans utilité connue met en déroute leur petite façon d’être. Nous voilà tout d’un coup monstrueux, anormal. C’est un genre qu’on se donne. Ce n’est pas possible. Oui, je crois à la persécution ; je ne crois pas qu’il faille en faire une maladie, car il n’y eut et n’y aura qu’un Jean-Jacques, mais je sais que les hommes peuvent tout faire pour rendre impossible la vie d’un qui ne leur paraît pas jouer avec les « bonnes cartes ». Et si l’individu visé leur paraît devoir attirer l’attention du Tribunal et dire la vérité, on va tout mettre en œuvre pour le corrompre.
« Joue avec nous. On te récompensera. On ira même jusqu’à t’honorer si l’on te reconnaît supérieur. Tu auras la rosette. Mais si tu ne joues pas, si tu persistes dans tes mauvaises idées, gare, on va te mener la vie dure ».
Il n’y a peut-être pas d’autres explications à l’œuvre d’art, expression des meilleurs qui n’ont pu résoudre autrement qu’en symboles leurs plus obsédants problèmes.
On sait que tous ces petits ou grands malheurs n’ont aucune importance. Mais avant d’en avoir fait perdre la notion au tendre de notre nature, il y a temps pour nombreux dégâts. Rien ne va aussi vite qu’on le pense, et je me méfie des gens qui changent de pensée – non d’idées – comme de chemises.
Il faut que vous sachiez que vous m’avez fortifié, comment dire, « endurci », encouragé, et rendu possible un dialogue que je commençais à désespérer d’entretenir avec qui que ce soit. L’amant dit à sa maîtresse ; si je ne t’avais pas rencontrée, j’étais un homme mort. C’est sans doute excessif. Mais que sait-on ? Votre amitié, si vous sentez que je la mérite, mais elle va me donner des ailes, me tirer d’un malaise qui dure depuis que je ne sais quoi en moi s’est décidé à prendre le pas sur tout le reste.
Je viens de passer quelques jours d’« intrigolomanie » que mon système nerveux a très mal pris, et j’ai eu toutes les peines du monde à ne pas céder à un désastre intérieur que j’aurais ridiculisé, mais non moins désastre pour autant.
Trouvé ici un petit livre de Kierkegaard qui m’a l’air fort intéressant : Point de vue explicatif sur mon œuvre. J’en garde la révélation pour le bateau.
Mes amitiés à Madame Grenier.
Votre
Georges Poulot.
Lettre 6 – Jean Grenier à Georges Perros
Pension Roma 169 rue Mohamed bey Faridh
Le Caire[,] 23 avril [19]501
J’ai été heureux de ce signe amical que vous m’avez fait avant votre départ d’Alexandrie. J’aurais aimé avoir avec vous des conversations comme celles que nous avons eues votre dernier jour au Caire.
Aujourd’hui je voudrais vous prier instamment de ne pas accorder à l’opinion des autres cette excessive importance dont témoigne votre lettre. Prenez plus à la légère ce qu’ils disent et ce qu’ils font ; vous verrez que parallèlement ils auront pour vous plus de considération. N’oubliez pas que l’opinion des autres sur nous n’est souvent qu’une projection de notre propre opinion sur nous-mêmes ; un manque de confiance en soi nous se répercute immédiatement en écho et nous revient agrandi.
Votre volonté de lucidité est très noble, mais elle vous abuse, comme elle ferait d’un homme qui, au lieu de marcher droit devant lui avec sa lanterne dans la nuit, passerait son temps à explorer le terrain à chaque pas et y découvrirait fatalement de quoi l’arrêter ou lui faire peur.
Le « demi-aveuglement » dont vous me reprochez de faire l’éloge est l’expression de la nécessité, où notre faiblesse se trouve, de choisir ce qui fera l’objet de notre amour et, par conséquent, ce qui tombera par là même dans l’ombre.
Ne cherchons pas trop tôt un idéal d’indifférence dans la vie qui ne ferait que trahir notre aptitude à être blessé (j’étais ainsi). L’indifférence se gagne peu-à-peu, et faire la part du feu n’est pas une faiblesse mais une force en vue d’une progression.
Kierkegaard n’a pas brûlé les étapes.
Donnez-moi de vos nouvelles. Je serais heureux de vous revoir.
Ma femme et moi vous envoyons nos meilleures amitiés.
Jean Grenier
Lettre 7 – Georges Perros à Jean Grenier
[15 mai 19501]
Monsieur,
Il fut un temps où tout était clair. Les problèmes posés se résolvaient sans danger pour ma sécurité quotidienne, comme d’eux-mêmes, et sans mon intervention. Tout évoluait en deçà sans doute du poison intellectuel. Je me trouvais assez intelligent.
Depuis deux, trois ans, rien ne va plus. Je ne saurais plus répondre simplement à quelque question qu’on m’adresse. Je me trouve le plus souvent idiot, connaissant parfois, mais rarement, des espèces d’illuminations nocturnes qui m’ont fait croire à l’inspiration, ou comme dit Stendhal, au moment de génie – chacun à les siens, à sa mesure ! – Et cela m’a jusqu’ici satisfait assez pratiquement pour me permettre de vivre sur ces coups de foudre. Comme si je me récompensais pendant six mois d’une trouvaille fugitive.
Penser facilement, dénoncer mes idées avec bonheur m’est devenu tout à fait impossible. C’est l’embarras le plus total. Et j’ai l’impression qu’en me payant de mots, avant d’avoir pensé jusqu’au bout – la fin d’une pensée sentant fort, on bouche justement l’orifice, le carburateur. On passe outre. Je ne sortirai de cet état de silence forcé que par un travail obstiné, difficile, auquel je sacrifierai tout, car seul cet entretien m’agrée. Ce qui annule d’ailleurs la notion de sacrifice. Ou de courage.
Plus rien ne m’est facile, et je vois bien que l’inspiration propice à la solution m’est plus maintenant en deçà – ça c’est la nature – mais au-delà d’un trajet « technique ». Il faut que je m’invente un travail, qui ne dépendra ni de ma volonté ni d’une certaine paresse positive. Travail qui fera tourner les problèmes en spirale – la plate forme dont vous parliez pour votre compte est à trois étages au-dessus de celle que j’essaie de trouver afin de centrer une bulle d’air qui oublie trop souvent qu’elle dépend de la surface sur laquelle repose le niveau. Je passe mon temps, peut-être, à travailler sur ce qu’on voit sans prendre celui d’aller jusqu’au principe. À la terre ferme. De tout recommencer quand j’ai la sensation d’une fixation provisoire mais « encourageante » de mon kaléidoscope intérieur.
Mais j’ai l’obsession de l’enregistrement. Le train ne se décidera à partir qu’à la condition de toute emmener. La tête la première. Hélas, une gifle appliquée sur un bagage encore en gare déclenche les larmes de toute la troupe qui descend pour les consolations d’usage. Trop solidaire, tout ce petit monde. Trop jaloux de ce qui le caractérise sur le mode mineur. Trop horizontal.
L’important sans doute est de ne pas laisser son exigence s’obstiner, s’user sur ce qui ne la mérite pas – hum ! -, est mauvais conducteur de sa matière la plus précieuse. être un homme, c’est découvrir peut-être à force de refus, le « no man’s land » souhaité par les meilleurs, justification et simplification à bout de course. Trouver l’humain et sa juste transposition, dans ce blanc, ce trou de résistance, paradoxe assez cocasse.
Donner à son exigence, après bien des renoncements, car il semble d’abord tout « naturel » de l’offrir aux hommes en échange de la leur…, lui donner nourriture à sa convenance, la satisfaire au-delà du négatif, dans cette grotte neutre où tous les éléments de la discorde se broient, lieu et lien de conflits où nos monstres se réunissent pour résoudre l’homme à leur trouver un « emploi » – Mise en Demeure.
Cette humanisation progressive de nos obsessions les plus aiguës coïncidant avec un éloignement proportionnel d’autrui.
Le demi-aveuglement, s’il me paraît impossible, c’est que je le vois de ma fenêtre, et que pour le moment, il ne serait pour moi qu’un faux-semblant, une prise d’angle anticipée, une attitude de pensée plutôt que pensant trop anecdotiquement orientale et facile. Car pensé par qui, sinon par moi ? Il y faudrait plusieurs vies. Ce n’est pas encore là de quoi sont capables mes accus intellectuels. Beaucoup trop tendres, fragilement tendus, mes filets ne servent encore qu’à me déranger perpétuellement. Que de précautions à prendre, que d’hésitations, de mauvais préjugés, de faux amours de soi-même à éviter pour ne pas tomber dans le piège. Que de hardiesse aussi, de risque, de paris !
Certains évitent peut-être le problème central en trébuchant trop tôt spectaculairement sur le langage. Sans avoir chauffé à blanc leur matériel. L’homme secrète un degré de température comparable à celui qui fait sauter la marmite. Mais j’aime quand le liquide commence à « chanter », à être heureusement influencé par la chaleur. C’est à la vapeur que je m’intéresse, à la transposition dans une zone parfaitement – l’homme se définissant aussi légitimement par ce qui le cerne que par ce qu’il pense – parfaitement déclarée.
Vous parlez bien de ce phénomène de médiation active, de relais, de passage blanc entre le naturel et, chez vous, le religieux.
Aussi bien ai-je finalement la funeste sensation de ne vous énoncer que des sornettes, ou fadaises – comme dit l’autre.
Je viens de lire Les Justes. Théâtralement, c’est assez maigrichon – mais l’intonation reste incomparablement juste, et c’est l’essentiel, le plus rare. Le piège dans lequel tombent la plupart des hommes qui croient plus à l’expression qu’à son chant. Les nuances sont ici plus serrées, plus étouffantes que dans la Peste, et comment sortir
« humainement » de ce « quintalogue » passionné qui oscille du bonheur vierge et simple aux plus brûlantes résolutions. L’homme qui entretient sans tricher un tel foyer d’incendie, qui se suit, s’écoute de si près sans perdre la notion de l’universel, où va-t-il. Vous, plus gravement atteint puisque dédaignant la « littérature », Camus, quelques autres « privilégiés » avancez à pas de loup vers un champ de mines, les évitant quoique parfaitement honnêtes. Il y a de l’amour miracle là-dessous.
Lu aussi, et là point de problème d’intonation, la correspondance de M. Jacob – Cocteau. Tout cela sent déjà l’antiquaire camelotte [sic].
Trop longue lettre incohérente que vous aurez j’espère la gentillesse d’excuser, mais j’étais pressé de vous écrire avant votre départ du Caire. Impossible de penser que je vais vous perdre alors que vous revenez en France. Mais j’ai souvent l’impression d’avoir été abusé par un rêve, et votre lettre est arrivée au bon moment. Je commençais à me demander si vraiment je vous avais connu.
Bon voyage de retour, et mes bonnes amitiés à Madame Grenier.
À vous.
Georges Poulot.