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Folle. Amoureuse folle. Folle perdue. Voilà ce qu’elle était. Ce que j’ai été.
On se promène, on ne pense à rien, on laisse le regard errer, l’âme vague, le pied insouciant et puis soudain on trébuche. Notre vie est faite. On croit s’être garée à jamais contre la folie et voilà que fait irruption celui qui devait venir, que nous n’avions pas attendu, ou que nous n’avions fait qu’attendre. Jusqu’à ce jour où soudain nous naissons au monde, au soleil, aux gens de la rue et au battement de notre propre cœur et à la danse de nos pas et au soulèvement de nos entrailles, à notre souffle brisé, à notre envie de rire et de pleurer.
à cause d’une courbe, à cause d’une phrase, d’une lumière, de l’heure, d’une bière, vous voilà prise. C’est là. Il n’y a plus que cela. C’est le pivot de votre vie. La perche autour de laquelle s’ordonne et s’appuie le foin.
On réaménage la maison.
Prise, comme on dit d’une fille qu’elle a été prise. De plein gré ou à son corps défendant. Un beau jour la voilà prise, pour de bon, et les commères de jaser.
Savez-vous qu’il existe une confrérie de Nuestra Señora la Preñada (j’ai vu sa statue à Saint-Jacques de Compostelle) : Notre Dame la Prise, la Pleine, la Grosse, la Gravide, l’Enceinte. Oui, même Elle s’est trouvée prise. Et la longue litanie des femmes stériles viennent s’en remettre à Elle. Celles qui aimaient avoir la taille bien prise, qu’on avait prises par la taille pour un tour de danse, elles pleurent pour que leur taille s’épaississe.
Folle perdue. Prise. Pour accoucher de qui ?
*
Mal, mal toute la nuit. Cette sciatique de la jambe gauche. Sciatique ou rhumatisme ? Peu importe le nom qu’on lui donne, la douleur est là. Peut-on donner un nom à sa douleur ? On a beau la décliner : Estebán, Estevo, Étienne, Stefan, Stefano, Stepan…
Même avec un nom on est seule. Encore plus seule avec un nom. Rien qu’un nom. Il jette l’interdit sur tous les autres. Plus à chercher. La quête s’arrête là. Bute sur le nom. On a beau crier le nom il bute sur le tympan.
Le tympan… Vous avez remarqué ? c’est le même mot pour l’oreille et pour l’église. Est-ce que, quand on crie, le tympan de l’église vibre ? Est-ce qu’il y a des nerfs, un cerveau, un cœur vers lequel est répercuté le cri ? Quand on crie vers Lui, est-ce que quelque chose frémit là-haut dans les profondeurs ?
*
Si le petit vieux avait été là, tout cela ne serait pas arrivé. Ils auraient visité San Estevo de Ribas de Miño comme les autres monastères de la ribeira sacra, extérieur et intérieur, et adiós !
– Tu vois bien que cette maison est habitée, regarde la serviette sur le fil.
Ils ont eu beau frapper, personne n’a répondu, personne pour ouvrir l’église. De n’avoir pu y pénétrer après avoir vu cette façade finement sculptée, harmonieuse dans ses proportions, avec ses personnages énigmatiques, leur restait un goût d’inachevé…
« …L’archivolte intérieure est la plus intéressante. »
Ernestina lisait le guide à son ami :
– « Elle montre sept personnages assis. » L’auteur du guide dit que « ce sont sept musiciens qui rappellent sans doute les vingt-quatre patriarches musiciens du Porche de la Gloire à Compostelle et dont parle Jean dans l’Apocalypse. »
– S’il y a effectivement sept personnages, – l’un d’eux pourrait bien être le roi David avec sa harpe – au moins deux d’entre eux ne sont pas musiciens. Regarde. Celui qui est au centre tient le soleil et le deuxième à sa droite tient la lune…
Vision d’avant, d’avant l’église, d’avant David. Encore avant. Musique des astres. Célébration de l’univers. Ronde des luminaires, ramenée là dans cette semi-circonférence de pierre. Grand geste du bâtisseur qui rassemble, qui renferme les étoiles, referme les gouttes de lumière dans son parapluie de pierre. Pour une danse immobile et sacrée au son de la harpe et du luth, du rebec et du psaltérion.