Simone et Bill
D’un côté, nous avons William Jefferson Clinton, dit Bill, né en 1946 à Hope, dans l’Arkansas. Les détails sur son enfance ou son parcours politique importent peu. Toujours est-il que cet homme a épousé Hillary, qu’ils ont élevé leur fille unique Chelsea puis leur chat Socks, et qu’entre-temps il est devenu président de la première puissance mondiale, pour le rester, envers et contre tout, huit années durant.
De l’autre, Simone Bernadette LeBel, dite Momone, née en 1921 dans un petit village breton sans avenir. Une enfance entre le bourg et les champs, la guerre, puis un mariage malheureux qui prend fin tragiquement, au son d’une corde qui se tend. Elle assume alors seule l’éducation de ses enfants et, sans formation précise, enchaîne les emplois les plus divers pendant plus de vingt ans. Sa retraite, elle la mérite plus que quiconque. Elle occupe son temps comme elle peut, comme toutes celles qui se glissent dans le moule bien chaud du troisième âge. Tartes aux pommes, pulls angora, téléfilms émail-diamant, concours de maisons fleuries, quatre-quarts mouffus, échanges de scoops au club de l’amitié et confitures de tomates vertes. Sans oublier d’être avant tout la grand-mère de ses petits-enfants.
Ces deux destins étaient indiscutablement parallèles : jusqu’à preuve du contraire, Bill n’a jamais entendu parler de Simone. Elle sait bien sûr qui est Bill, mais il se trouve rarement au cœur de ses conversations. C’est alors qu’intervient Monica, qui va permettre à Simone de remporter pour la première fois depuis longtemps une partie de scrabble contre Jeannine, sa voisine.
Après un ultime bulletin d’informations, c’en est trop. PPDA vient de prononcer le mot qui turlupine Simone depuis plusieurs semaines, un mot qui renferme un mystère obsédant mais dont elle devine tout de même la gravité. Son petit Larousse date de 1975, et ne lui vient nullement en aide afin de pouvoir dormir tranquille. La dernière bouchée de fromage avalée, Simone éteint son poste de télévision, et, oubliant sa vaisselle, enfile son pardessus pour se rendre à la nuit tombante chez l’une de ses filles, à quelques pâtés de maisons de là. Toute la petite famille est tranquillement attablée pour le dîner. Elle fracasse la porte, expédie un bonsoir et, entre deux souffles rauques, demande au dernier de ses petits-fils s’il peut lui prêter un dictionnaire « récent ». Devant cette requête pour le moins inattendue, il se permet de quitter le repas pour aller en vitesse chercher son Petit Robert, édition 1998.
Simone est assise au bout de la table, a déjà ajusté ses lunettes et piaffe d’impatience à l’idée de pouvoir enfin mettre une définition, validée par l’Académie Française, sur l’acte qui a failli coûter sa place à l’homme que tout le monde considère comme le plus puissant sur cette terre. Sa fille, son gendre et ses petits-enfants la scrutent d’un drôle d’œil pendant qu’elle feuillette le précieux ouvrage, en marmonnant. Elle se fixe sur une page et fronce les sourcils, comme si elle ne trouvait pas ce fichu mot mystère. Quelqu’un manque alors de s’étrangler quand elle éclaire un peu l’objet de sa recherche en posant sa deuxième question :
-Il y a deux « l » à « fellation »?
Après une réponse affirmative, elle tourne une page, et son visage s’illumine enfin. Les verres de ses lunettes grossissent des yeux gloutons de curiosité, et on la voit deux fois parcourir les cinq lignes consacrées à ce mot « attesté au XXème siècle ». Sa troisième lecture est orale, afin d’en faire profiter toute la tablée :
« Fellation, n.f. Acte sexuel consistant à exciter les parties génitales masculines par des caresses buccales (cf, vulg. Sucer, faire une pipe). »
Bon appétit.
Elle laisse alors échapper son unique commentaire:
– Ooooohhhhh, le salaud !
Mais le petit sourire en coin qui accompagne cette sentence laisse à penser qu’elle n’aurait tout de même pas voté l’empeachment pour si peu.
Elle referme le dictionnaire, dit merci au revoir, et repart quasiment comme elle était arrivée : en trombe, mais satisfaite. Elle a avoué plus tard avoir entendu parler de ce type d’activité, un jour. Ou peut-être une nuit. Mais le mot en lui-même n’évoquait absolument rien dans ses souvenirs.
Tout cela n’était pas pour arranger Jeannine, elle qui, quelques semaines après, a osé gaspiller la case centrale « mot compte triple » de la première rangée avec un petit « ON » sans intérêt. De son côté, tout ce que Simone avait réussi à concocter était « LAIT », puis « FILA », ou encore « FILLE », mais rien qui puisse faire rentrer son orgueil dans la gorge de cette voisine sûre d’elle et gagnante par K.O. des quelque vingt et une dernières parties hebdomadaires consécutives.
« FELLATI », ça ne veut rien dire, mais le scrabble est un jeu tellement bien conçu qu’il vous autorise à établir des combinaisons tout à fait salvatrices entre deux bouts de mots qui, a priori, n’ont rien à voir entre eux. Le F se retrouva alors sur la première case « mot compte triple » du plateau, en haut à gauche.