Le lieu céleste

On peut être athée, comme l’auteur Maxime Caron, et ne pas moins croire qu’il existe un lieu céleste, qui tiendrait autant des limbes que du purgatoire dantesque, par où transitent les défunts. C’est de cet endroit, qui donne son titre à la dernière nouvelle et à l’ensemble du recueil, que monologue le père de l’auteur, juste après sa mort, en pressentant l’effacement ultime et complet qui doit suivre. Évitant tout pathos, sur la corde raide d’une sensibilité juste et bouleversante, il raconte sa vie d’homme simple mais authentique, avec une pudeur mâtinée d’humour qui ne peut manquer de toucher le lecteur. Cette dernière nouvelle vient répondre avec drôlerie et émotion à la première marquée par une charge érotique extrêmement forte, d’autant plus forte qu’elle relève de l’inaccomplissement, de la simple obsession fantasmée de l’auteur-narrateur pour les jambes d’une de ses collègues pour laquelle il n’éprouve aucune autre attirance. Tout l’art de Maxime Caron est là, dans ce frôlement, cet effleurement avec la réalité sensible, merveilleuse qui trouve à s’exprimer dans certaines contingences. Les autres nouvelles qui composent le recueil se lisent comme autant de promenades vélocipédiques, de digressions où l’étonnement, l’émerveillement le partage à une forme de lucidité caustique. Qu’il parle du suicide d’un de ses cousins paysans ou des rouages d’un grand quotidien régional, Maxime Caron se nourrit de son vécu pour nous inviter à suivre le cours de ses pensées, sans les brider, un peu à la manière de Robert Walser dans La Promenade, et partager avec le lecteur complice ses rêveries d’un cycliste solitaire.

Format : 12×17
Nombre de pages : 288 pages
ISBN : 978-2-84418-287-6

Produit épuisé

Année de parution : 2014

Catégorie :
Je viens juste de mourir et me voilà maintenant au Paradis. Je ne pensais pas y arriver si vite. Enfin, j’y suis. Apparemment. Je ne m’imaginais pas que c’était comme ça le Paradis. C’est presque comme dans les derniers jours de ma vie. C’est étrange, je trouve que ça ressemble beaucoup. Ne pouvant plus marcher, plutôt que d’être assis dans un fauteuil, je préférais rester tout le temps allongé. D’ailleurs, je n’avais pas tellement envie de mettre un pied devant l’autre à cause de mon âge – 84 ans quand même – et de ma solitude. Et puis, j’avais vaguement entendu dire à la radio et à la télévision qu’un peu partout, de plus en plus de gens se cherchaient des histoires, certains parce qu’ils mouraient de faim, d’autres parce qu’ils avaient du plaisir à voir mourir. On disait même que des filles, des femmes, de jeunes garçons étaient violés par paquets de dix ou vingt, et massacrés parfois, et que c’était devenu un genre de folie. Alors ça ne m’encourageait pas beaucoup non plus à faire des efforts pour essayer de marcher un peu, si bien que j’avais fini par rester constamment allongé. Et les trois derniers mois je ne suis jamais sorti de mon lit. J’avais des couches comme un bébé parce que je ne pouvais pas me retenir de pisser. C’était tout de même mieux que si j’avais pissé dans mon lit. Une ou deux fois, j’ai eu envie de marcher une dernière fois, mais c’était devenu impossible. La dernière fois que je l’ai fait, mon fils aîné, Adalbert, était venu me voir. Il y avait un peu de soleil, dehors, et je me suis laissé tenter. Le couloir qui mène à la porte de sortie m’avait semblé bien long. Une fois dehors, j’ai fait une vingtaine de pas en m’aidant de ma canne, et puis lentement, en compagnie de mon fils, j’ai regagné ma chambre par ce couloir interminable, je l’ai fait si lentement que j’ai pensé à un moment que jamais je n’y arriverais. Parvenu dans ma chambre, je me suis étendu sur le lit avec l’aide de mon fils, j’ai regardé par la fenêtre la lumière du soleil qui avait un éclat légèrement doré et puis j’ai aspiré profondément à ce que mon cerveau s’obscurcisse.

***

Quand j’étais dans cette maison de retraite où j’ai passé mes derniers jours terrestres, mes enfants venaient me voir à tour de rôle – du moins c’est ce qu’ils disaient, car j’avais l’impression de les voir très peu et très rarement. Enfin, Dieu merci, je suis au Paradis maintenant. Mon souvenir est un peu confus, mais il me semble qu’avant d’entrer ici j’aie dû faire un très court séjour au Purgatoire. Je crois bien qu’un ange gardien m’avait dit de ne pas me biler et m’avait expliqué que c’était vraiment pour une vétille, que c’était un peu pour la forme : un petit événement où je n’étais pour rien, ou si peu, car j’étais déjà mort quand la faute a été commise : sur mon faire-part mortuaire établi par mes enfants l’imprimeur avait remplacé par un accent aigu l’accent circonflexe qui devait figurer sur le e du mot extrême-onction ; en plus entre les mots extrême et onction, il n’y avait pas de tiret, et enfin à la première lettre de onction, il y avait une majuscule au lieu d’une minuscule. Je ne vois pas très bien la différence, car mon instruction a été interrompue quand j’avais 14 ans, mais c’est un des anges gardiens chargés de ma sortie du Purgatoire pour le Lieu Céleste qui me l’a dit, en me répétant que c’était une faute vénielle, mais que c’était cela qui avait nécessité un court séjour au Purgatoire, car, m’a-t-il expliqué, un mort est responsable des fautes commises sur son faire-part, même si ce sont ses enfants qui l’ont établi et qui ont utilisé les services d’un imprimeur. Il y a cinq ou six ans, avait ajouté l’ange gardien, c’était déjà comme ça sur la majorité des faire-part mortuaires pour ce qui est des majuscules et du tiret du moins, car l’accent circonflexe était encore maintenu -, et c’est ce qui explique qu’il y avait beaucoup moins de morts faisant des séjours au Purgatoire avant d’entrer au Paradis (pour la plupart c’était alors directement l’Enfer ou le Paradis) – c’est donc essentiellement l’omission de l’accent circonflexe (qui faisait extrêmement grossier) qui m’a valu de passer en coup de vent au Purgatoire -, mais l’autre ange gardien attaché à mon service, posté près du sas permettant l’accès du Purgatoire au Paradis, m’avait tout de suite prévenu, me semble-t-il, que c’était purement formel, pour une raison d’ordre administratif en somme, car sur le faire-part mortuaire confectionné par l’imprimeur associé à l’entrepreneur de Pompes Funèbres, c’était bien mon nom qui figurait le premier, m’avait-il répété à plusieurs reprises, comme si j’avais été un peu dur d’oreille -, et il m’avait même précisé, pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, qu’il fallait donc considérer qu’administrativement, c’était moi le principal responsable de cette faute de langue, bien que je fusse déjà mort au moment de l’impression et de la faute, et qu’il n’y avait pas d’exception ni de passe-droit pour ce type de faute et que pour ce cas d’espèce l’Administration divine ne prenait absolument pas en considération le degré d’études auquel avait pu accéder le mort durant son séjour terrestre. Selon cet ange gardien, c’était une vétille certes, mais ce n’était pas en conformité avec les rites auxquels tenait par-dessus tout La Société Divine, et c’est ce qui m’avait valu d’être sanctionné par un passage au Purgatoire, fût-ce en coup de vent. Il me semble même que j’ai entendu, après son explication qui n’en finissait pas (étais-je donc devenu tout à fait idiot ?), l’ange gardien bredouiller des choses comme logique binaire… instrumentalisation… informatisation… outil informatique… autoroutes électroniques… conception informatico-informatique… À vrai dire, je n’ai pas très bien compris où il voulait en venir, mais si je fais un effort de mémoire, je crois me souvenir que mon deuxième fils (celui qui s’appelle Antoine et qui est devenu journaliste dans un quotidien dont le titre était La Vox Populi mais qui, selon ses dires, avait changé récemment de nom pour s’appeler La Voix de l’Information informationnelle) avait eu vent dans son journal des nouvelles exigences requises pour entrer au Lieu Céleste, lesquelles tournaient toutes autour d’expressions ressemblant très fort au nouveau nom du quotidien, celle revenant le plus souvent étant conception informatico-informatique. Il me semble d’ailleurs que mon fils Antoine ponctuait à tout instant ces expressions de mots dont je ne voyais pas très bien la nécessité et dont pour tout dire je comprenais mal le sens, comme absolument… tout à fait… oqqué… quelque part… Il n’y avait que ce dernier mot qui me disait quelque chose et qui me faisait un peu sourire, car cela me rappelait alors le temps où j’étais encore à la ferme et où il m’arrivait de dire, plutôt en plaisantant, à l’un ou l’autre de mes enfants et même parfois à la bonne : « est-ce que tu veux mon pied quelque part ? » Mais pour dire mon sentiment je ne vois pas très bien ce que tout cela peut bien avoir à faire avec l’accent circonflexe sur le e du mot extrême-onction de mon faire-part.

Poids 101 g
Auteur

Caron Maxime

Éditeur

Collection La Part Classique