Cher Monsieur,
Quelle gloire pour vous d’avoir choisi pour exergue ces quatre vers d’Essénine ! et d’avoir réuni des poèmes qui sont dignes de cette grande lumière !
Et sous votre plume les objets ont intimité et noblesse, les objets les plus pauvres ont le destin de l’homme. Quand votre armoire livre le drap qui suffit pour l’oubli, quand elle fait la dernière charité du linceul, le cœur se serre.
On sent que le poète qui trouve un tel trait reçoit des choses mêmes, un étrange témoignage de sympathie. Vous parlez, de vous à moi, à mon sentiment de chaumière. Il se trouve qu’en vous lisant, j’avais devant les yeux des chaumières de Van Gogh, avec des toits gonflés, avec des chaumes longs comme des cheveux longs, et je m’émerveillais de vivre encore plus vieux que je ne suis au coin du feu, au coin de votre feu, auprès d’un dernier feu.
« feu, feu
flambe mieux
dépêche-toi de briller. »
Comme elles sont belles les choses, quand vous les regardez !
Avec toute ma sympathie.
Bachelard
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Le 30 octobre 1951
Cher Monsieur,
Je serai très content de la dédicace à laquelle vous pensez pour Le feu mouillé. Trouver le chemin du cœur des poètes est pour moi un bien inestimable. Et votre poème a tant de profondeur qu’il honore la philosophie.
Je n’ai pas de vous « Écrit de Babylone ». Mais vous m’avez envoyé « Noir comme la mer », avec une amicale dédicace. Se peut-il que je ne vous aie pas écrit à ce sujet ? Excusez-moi. Je suis pourtant d’habitude très exact dans ma correspondance. Et vos poèmes sont si beaux, ils touchent de si près ce que j’aime dans la poésie qu’à vous lire mon cœur s’ouvre sans peine. Et vos thèmes me sont si précieux. Si j’avais connu
« Maison de Vent » quand j’écrivais dans mon livre : « La Terre et les Rêveries de l’Intimité » le chapitre La Maison Onirique, quelle belle variation vous m’auriez inspirée !
Des poètes, j’aime beaucoup les romans. Ils n’oublient pas alors qu’outre des hommes et des femmes il y a des bois et des rivières. Et j’ai tout à glaner dans leurs pages.
Encore une fois merci pour la prochaine dédicace du « Feu mouillé ». Où le feu se concentrerait-il mieux que dans le sein même de sa rivale ?
Très cordialement vôtre.
Bachelard
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Le 10 novembre 1951
Cher Monsieur,
J’ai reçu vos nouveaux dons. Combien précieux. Merci ! Malgré le travail universitaire qui m’assiège en cette période de l’année, j’ai lu « Le Rivage désert » . En effet, je l’avais commencé. Alors, comment s’arrêter, comment ne pas suivre pas à pas la marche sûre du malheur intime. J’ai souffert avec Hélène, souffert avec Claude – un peu moins avec Robert qui partira en mer, qui connaît des joies océaniennes. Et comme elle est noble la souffrance de ces trois êtres ! Et quelle tragique vérité des temps d’aujourd’hui que ce soit la guerre qui mette au silence les grandes peines du cœur, les plus grandes peines humaines.
Quand je lis un livre comme le vôtre – un livre de poète – une carte accompagne ma lecture. Celle qui prend note des pages qu’il faut relire pour en cueillir des détails de haute valeur dans « Le Rivage désert » est garnie de références. En voici quelques-unes : la brouette p. 73, les arbres p. 78, les yeux à facettes des mûres p. 98.
Et la maison de Robert, je l’habite. Elle est mienne. Son grenier. La lucarne qui voit la mer. Si je fais, comme je le voudrais, tout un petit ouvrage avec mon chapitre sur la Maison Onirique dans
« La Terre et les Rêveries de l’intimité », je reviendrai dans votre chaumière. Dites-moi pourquoi l’horloge ne marche-t-elle pas ? Les poids sont au sol, je le sais bien. Mais pourquoi Robert ne leur donne-t-il pas la force de faire battre le cœur de ses souvenirs ?
Dans « Écrit de Babylone » j’ai retrouvé la solitude des pierres.
« la solitude
comme un caillou dans l’ornière. »
Et là encore, c’est avec une sympathie d’âme à âme que je vous ai lu. Ne me laissez rien ignorer de ce que vous écrivez.
Cordialement à vous.
Bachelard